9 mars 2004: Feuilleton: Albina fait du zèle
Cette semaine, Albina tente de convaincre une amie, soulevant la question: Les snobs méritent-ils d'être convertis au cyclisme?
Albina fait du zèle - Vous
tombez comme un pic ! dit Albina
en m’ouvrant sa porte. J’ai ici une
amie idiot qui ricane sur le baïcyc’ l. L’amie idiote me sourit poliment quand j’entrai dans
le studio d’Albina. C’était une fort
jolie jeune femme, du genre de celles à qui j’adore apprendre à aimer le
vélo. Apparemment, Albina s’y était
déjà employée avant mon arrivée car sa visiteuse avait l’expression harassée,
que je connais bien, des gens qui viennent de subir un vélomane depuis un
moment. - Écoutez
ça ! dit Albina les présentations
faites. Béatrice dit tout les mêmes
choses que les autres : ça
fatigue, c’est démodé, ce n’est pas confortable, ça fait mal à le derrière et
ça ne fait pas riche du tout ! - Il
est de fait, dit Béatrice, que si ma concierge me voyait ou voyait père partir
à vélo, elle se demanderait ce qui se passe et avertirait immédiatement le
gérant, quoi ! - Et
snob, en plus ! dit Albina. Dites-lui tout ! Béatrice tourna vers moi un regard
intéressé : que je fusse prié de
lui dire « tout » laissait sous-entendre que nous gardions, pour les
natures présumées d’élite, quelques arguments confidentiels, voire
croustillants, propres à enlever la décision.
« Tout », j’étais bien certain qu’Albina l’avait déjà
dit. Quand on a démontré dans le détail
que la pratique du vélo est un sport agréable et bienfaisant, on a fait le tour
de la question. Mais puisque la
demoiselle m’avait lancé père, son gérant et sa concierge dans les jambes,
j’essayai de l’attaquer par le côté du snobisme. - Voulez-vous,
dis-je, imaginer trois choses ? - Dis
oui ! dit Albina. Tu vas voir ! Dis oui ! Elle s’avança sur son siège, rouge d’excitation,
comme si j’avais annoncé que j’allais tirer un grand bi d’une boîte à biscuits. - Quelles
choses ? dit Béatrice pas
autrement intéressée. - Supposez
un instant que la bicyclette n’existe pas.
C’est un instrument tout à fait inconnu dont on n’imagine même pas qu’on
puisse l’inventer. Bon ! Admettez ensuite que les Américains (ou les
Japonais) le découvrent aujourd’hui et que, demain, les magazines soient pleins
de ce nouveau gadget qui révolutionne la vie du piéton. Imaginez enfin que l’achat d’une telle
nouveauté soit réservée par son prix aux gens riches et que les premiers
Parisiens à en posséder une soient Chazot, Sagan ou Bardot. Ne vous procureriez-vous pas une bicyclette
dès demain ? Snob mais honnête, Béatrice n’hésita qu’un court
instant. - Si ! dit-elle. - Tu
vois comme tu es bête ! dit Albina
en battant des mains. Tu es
horriblement idiot, mais je t’aime parce que tu as dit oui ! - Cela
ne prouve rien, dit Béatrice. On est
toujours tenté par une nouveauté. Je
l’achèterais, mais dans huit jours je l’aurais abandonnée dans un coin. Voyez le hula-hoop[1]. - Oh
no ! dit Albina en me montrant du
doigt. Oh no ! pas avec cette sorte de type ! Laisse-le seulement te mettre le derrière
sur une selle de veylow et tu verras !
Il te dira beaucoup de méchancetés, il te fera monter des côtes
terribles, tu pleureras beaucoup et au bout d’un mois tu ne pourras plus vivre
sans ton baïcycl’. Béatrice sourit et me considéra comme si j’étais le
paillasson de sa porte de service : - Le
vrai petit magicien, ma parole !
Vous vendez des vélos, ou quoi ? - Je
ne vends rien, je donne des conseils.
Et encore, pas à tout le monde ! - Ce
qui veut dire : pas à n’importe
qui ! dit Béatrice. Qu’est-ce que vous imaginez ? Que je ne suis pas assez bien pour votre
précieux sport ? Que je ne serais
pas capable de faire du vélo ?
Albina en fait bien ! - Mais
moi, dit Albina, je suis un élite ! - Tous
les sports se valent, dit Béatrice. - Certes ! Citez m’en un autre que vous puissiez
pratiquer en toute saison dès votre seuil franchi, sans stade, sans piste, sans
court, sans terrain, sans installations et sans partenaires. Citez m’en un autre qui soit en même temps
une promenade ou parfois un long voyage. - Et
toc ! dit Albina. - Quoi : toc ?
J’aime mieux le golf ou le tennis, c’est mon droit ! Mais de là à dire que je ne pourrais pas… - N’en
parlons plus, dis-je. Il y faut des
moyens physiques qui… - Vous
plaisantez ? dit Béatrice en
s’animant. Je skie, je nage, je golfe,
je rame… - Tu
alpes, dit Albina, tu tennisses, tu chevales… - Et
vous voudriez que je ne puisse pas appuyer sur vos malheureuses
pédales ? C’est assez cocasse,
non ? Prêtez-moi une bicyclette,
vous verrez ! - On
ne prête pas les baïcycl’s, dit Albina, sauf aux femmes élite comme moi. - D’autant,
dis-je, qu’un vraiment beau vélo, ça va chercher dans les deux cent mille
anciens francs ! Il y eut un silence. - Seulement ? dit Béatrice après s’être retenue de
dire : « Tant que
cela ? » - Et
encore, dit Albina, si le constructeur veut bien te le faire. Des fois il te regarde comme ça et quand il
voit comme tu es bête, il dit :
« No, madame ! Je ne
vais pas perdre mon temps à faire des merveilleux baïcycl’s pour vous. Allez jouer au bridge ! » - Vous
êtes en train de vous moquer de moi tous les deux, dit Béatrice, mais ça ne
fait rien, je relève le défi. À
condition que père ne le sache pas.
Dans son job, ça pourrait lui faire du tort. - Son
job ? (Albina explosa.) Il est médecin, ton père ! Des médecins, on en a plein dans le
veylow ! C’est des malades qu’on
n’a pas ! J’ajoutai que depuis 1959 existe la très sérieuse
Société d’études médicales du cyclisme où, périodiquement, les praticiens qui
la composent confrontent les observations qu’ils ont pu faire sur des malades
traités par la thérapeutique vélo ou sur l’étonnante longévité des
cyclistes. Le résultat de ces colloques
est tout à fait surprenant et fait le désespoir des pharmaciens. - Une
société d’é…, dit Béatrice. Avec de
vrais médecins ? - Je
te le disais, dit Albina. Tu ne peux
pas imaginer ! Tu iras de surprise
en surprise ! - En
effet, dit Béatrice rêveuse, en effet ! - Et
en plus, le veylow, ça te fait les jambes comme Poulidor ! - Qui
est Poulidor ? Un célèbre joueur
d’échecs, non ? - No ! C’est un coureur cycliste. - Merci
beaucoup, je ne tiens pas à avoir des jambes de coureur cycliste ! Je vis dans le regard d’Albina une lueur que je
n’aime pas. C’est celle qui précède, en
général, les moments où je souhaiterais ne l’avoir jamais connue. - Please,
me dit-elle, soyez gentil. Montrez vos
cuisses et vos mollets à Béatrice ! Je m’en doutais ; Albina, quand le zèle l’emporte, ne sait pas se modérer. Béatrice tournait déjà vers moi un regard
narquois. Elle se demandait si vraiment
l’amour du vélo pouvait pousser un gentleman grisonnant à de telles extrémités
dans un salon du XVIième arrondissement. Mais – dois-je le dire ? – il n’en était pas question. Je trouvai même une parade dont j’attendais
les plus grandes satisfactions sur le plan visuel. - Ce
sont les bienfaits du vélo sur les jambes féminines, dis-je qui intéressent
votre amie. Montrez-nous donc vos
jambes toutes les deux, nous comparerons. - Et
toc ! dit Béatrice. - Quoi : toc ?
Je n’ai pas besoin que vous êtes là pour montrer mes jambes à Béatrice,
ni elle à moi. Nous nous montrerons quand
vous serez parti. Et comme malheureusement, il lui restait encore un
peu d’excès de zèle à me faire subir, elle ajouta : - Regarde
comme le veylow conserve ! Tout
vieux comme il est, il veut encore regarder les jambes des demoiselles ! Si le bon Dieu est cycliste (ce qui est certainement,
étant la sagesse même), ma place, je le crois est retenue au Paradis. Béatrice nous quitta la première et sans avoir montré
ses jambes. On la sentait pressée
d’être seule et de ruminer en paix toutes les étrangetés qu’elle venait
d’apprendre et qui bouleversaient toutes ses idées préconçues. Elle embrassa Albina et me tendit la
main : - On
dit : au revoir. - Eh
bien, mais c’est tout bête ! Je
vais en parler à Edgar-Philippe, un copain à moi qui est d’une drôlerie
dévorante. Je suis sûre qu’il trouvera
quelque chose de tout à fait révulsant ! Elle sortit après m ‘avoir dédié un sourire
enjôleur pour contractuel pas trop répugnant. - Cette
fille-là, dis-je, ne fera jamais de bicyclette. En tout cas, pas avec moi et pas sur une bicyclette à moi. Albina m’embrassa sur le front. - J’espère
bien, mon pauvre coco ! dit-elle. Qu’est-ce que vous deviendriez avec deux
Albina ? [1] Jeu imbécile en vogue vers les années 60 et qui consistait à faire tourner autour de son ventre un cerceau de matière plastique. |