« L’incident » de charlesbourg

Une goutte d’eau se détache d’un nuage à quelques kilomètres au-dessus du Mont-Albert. Elle tombe et dérive au gré du vent pendant une minute avant d’aller s’écraser sur le casque d’un coureur qui attend sur la ligne de départ du Raid Trans-Gaspésien. Au même moment, à coté de lui, une goutte de Gatorade perle au bout du tuyau d’un camelbak et laisse une tache rouge sur le vaste externe bien rasé d’un autre concurrent nerveux.

Simultanément, mais des centaines de kilomètres plus à l’ouest, une autre goutte vient de naître. C’est une larme qui perle au coin de mon œil, glisse sur ma joue, tombe sur mon collier cervical, rebondit sur mon épaule et va se perdre dans la plaie purulente qui orne le dessus de mon omoplate depuis mercredi dernier. Pour la deuxième fois depuis les débuts de ce Raid, j’en serai privé pour cause de blessure. La dernière fois, c’était de ma faute. Je m’étais coupé profondément en tombant sur une roche et l’infection s’était mis la-dedans, faute d’avoir désinfecté suffisamment la plaie. Cette fois-ci, c’est différent.

Flash-back sur mercredi dernier, au Centre de ski de fond de Charlesbourg. Dans un coin à l’écart, deux individus arborant le costume gris et orange de l’équipe Commençal discutent tout en jetant des regards furtifs autour, craignant qu’on surprennent leur conversation. L’aîné des deux est un belge dénommé Jurgen. Ses cheveux sont gommés et délavés et ses petits yeux gris-bleus brillent d’un éclat énigmatique. C’est la cupidité qui brouille son regard ainsi.

Le belge désire en effet construire un gigantesque empire commercial au Québec, basé sur les ventes de vélos Commençal et autres cossins ésotériques comme des pédaliers à spring et des machines à régénérer électriquement les muscles. Pour assurer la mise en marché de ses machines infernales, il doit frapper un grand coup dans quelques jours en gagnant de nouveau le Raid Trans-Gaspésien, comme il l’a fait l’année précédente. Or, une ombre se pointe au tableau. Jurgen a fait une longue sortie avec Gilles Porneau la semaine précédente et celui-ci a eu le culot de rester trop longtemps dans sa roue, malgré des attaques répétées.

Ceci inquiète Jurgen, qui, bien qu’il soit supérieur, ne veut prendre aucune chance. Sa culture de cycliste professionnel en Europe l’a habitué aux petites combines et il a plus d’un tour dans son sac. Il ourdit donc un sordide complot avec son acolyte et coéquipier Martin. Il ordonne à celui-ci de « sortir » Gilles de la course, de le mettre hors d’état de nuire, peu importe les moyens. Comme un coach qui envoie son « goon » sur la glace avec une mission. Non, pire encore, comme un mafioso qui engage un tueur à gage. Oui, c’est ça! Il y a un contrat sur la tête de Gilles!

Dès le premier tour, le larron voit l’occasion de perpétrer son méfait. Les six premiers coureurs élite se suivent de près, à une vitesse d’enfer, survolant cailloux et racines. Martin a laissé Gilles le dépasser dans la montée et le suit de près.

Dans une section légèrement descendante, sinueuse à souhait, il accélère brusquement et se porte soudainement à la hauteur de Gilles. Il n’a pas dit un mot afin de le prendre par surprise et effectivement, la surprise est totale pour le pauvre Gilles, qui avec sa grande expérience, sait que le lieu et le moment ne se prêtent pas du tout à un tel dépassement. Le seul mot qui sort de la bouche de Martin est « Oups » alors qu’il se retrouve coincé entre un arbre et Gilles. Il fait un move vers la droite, accrochant le guidon de Gilles et les voilà tous les deux partis pour un vol plané. Gilles atterrit le plus mal des deux, la tête la première, le corps qui suit pesamment et force son pauvre cou à plier en deux. Son solide casque Limar lui a sauvé la vie. Son cuissard KONA a fait son possible. Terrassé par la douleur, il prend quelques minutes à reprendre son souffle, réconforté par Gilles McNeil, bénévole dévoué qui ne le lâchera plus d’une semelle. Gilles n’en revient pas. Son chum Martin qui vient de scraper sa course avec un geste aussi irréfléchi…pas possible! Martin s’est arrêté, piteux, regrettant son geste, ne sachant quoi dire ni quoi faire. Gilles le renvoie à sa course et marche jusqu’à l’infirmerie avec l’aide de l’autres Gilles.

À l’hopital, en soirée, des radiographies viennent confirmer que sa blessure se limite aux muscles et ligaments, que les vertèbres ne sont pas touchées. On lui donne un beau collier nouvelle mode qui lui soutiendra le trop-plein d’idées dans son cerveau pour quelques jours à venir. On panse ses éraflures, qui ne sont que superficielles. On lui explique qu’il a de la chance de s’en tirer ainsi, que l’impact fut en quelque sorte dans l’axe de la colonne. Si le cou avait subi le même choc mais plus de côté, des vertèbres et même la colonne auraient pu casser. Il retourne chez lui, soulagé d’avoir encore l’usage de ses membres.

Cette histoire fait réfléchir. Elle a fait beaucoup réfléchir Martin, qui en tire une leçon. Elle m’a fait réfléchir aussi. Ça serait bien qu’elle fasse réfléchir tout le monde. Dépasser quelqu’un en course est un geste qui peut être lourd de conséquences. Aucune course, que ce soit une régionale ou un Championnat du Monde, ne justifie un comportement qui risque de blesser un autre compétiteur. Vous êtes game de prendre des risques? Faites-le en descente, en solo, lorsqu’une chute n’impliquera personne d’autre que vous. Vous n’avez aucun droit sur le destin de votre voisin.

Pensez-y! Le maître que vous talonnez a peut-être un but dans la vie :Faire du vélo de montagne un jour avec ses enfants. Le Ti-Gars que vous lappez n’a peut-être pas encore connu les joies du sexe en groupe ou même à deux. Si vous les rendez quadraplégiques, vous leur enlevez la possibilité de réaliser ces rêves.

Réfléchissez à ça lorsqu’un dépassement s’imposera en course, et respectez ces quelques principes :

1- Soyez patient, respirez par le nez, reposez-vous en attendant le moment propice, il se présentera dans quelques secondes.
2- Avertissez la personne devant de votre intention, sans crier après elle ou l’insulter. Faites-vous poli, calme et rassurant, annoncez de quel coté vous allez passer.
3- Par ailleurs, si on vous demande le passage, rangez-vous et ralentissez un peu. Si ce n’est pas sécuritaire, avisez le demandeur d’attendre un peu et dès que c’est possible, tassez-vous et dites-lui de quel coté passer.

Comme ça, tout le monde perdra le moins de temps possible et tout le monde pourra terminer sa course avec le sourire. Si Martin m’avait demandé le passage, ça m’aurait fait plaisir de le laisser passer.

Si ça s’était passé comme ça, la goutte qui tombe de mon visage n’eut pas été une larme mais une plutôt une goutte de sueur dans la chaleur de l’été gaspésien.

Note : le texte en noir c’est tout vrai, le texte en gras c’est juste des folies. Jurg n’a rien à voir la-dedans pis Martin c’est encore mon ami, pis je me remettrai bien vite sur pied!