Albina et la bicyclette

« Albina et la bicyclette » est une chronique cycliste, un livre qui date de 1968, écrit par un français du nom de Jacques Faisant. C’est Nicolas Cliche qui l’a fait découvrir à Mélanie Duchesne, qui nous le fait maintenant découvrir. Elle nous propose l’avant-propos ainsi que le premier chapitre. Si la réaction est bonne, on vous transmettra périodiquement la suite.

La procédure est assurément illégale, mais ici, vous savez, nous ne craignons pas les méchants huissiers. Comme le livre doit être introuvable, c’était un service à rendre à la communauté que de vous le faire découvrir. Merci à Monsieur Faisant et merci à Mélanie.


Avant-propos:

Le cycliste en société est, généralement, l’objet d’une curiosité amusée parfois ironique et souvent passionnée.

Le non-cycliste n’imaginant la bicyclette que chevauchée par Anquetil ou le garçon de boucher, s’effare de découvrir que des gens qui ne sont apparemment ni l’un ni l’autre, pratiquent un sport dont il ignore jusqu’à l’existence. Il pose alors des questions et s’effare bien davantage :

Comment ?… des centaines de kilomètres par jour ?… des randonnées de milliers de kilomètres ?… des raids à l’étranger ?… des… comment dites-vous ? des Diagonales ? des Flèches ? des Brevets ? des escalades de cols ? À votre âge ?… Dites-moi encore ceci… Précisez-moi cela… Mais je ne savais pas ! Et que mangez-vous ?… Et où dormez-vous ?… Et que faites-vous quand ?… Et si… ? Et lorsque… ? Et qui… ? Et quoi… ? Et… ?

À force de répondre à des questions toujours semblables par des réponses chaque fois identiques, on se rend compte qu’avec les grands fonds océaniens et la face cachée de la lune, le cyclisme (autre que de compétition) reste un mystère pour la plupart des gens et suscite, lorsqu’il leur est expliqué, un intérêt qui n’est pas toujours feint.

Si les cyclistes courent les routes, les non-cyclistes courent les rues. C’est dans le but d’expliquer ceux-ci à ceux-là qu’Albina et moi avons écrit ces chroniques.

Albina et la bicyclette

Il faut, je crois, que je raconte d’abord comment Albina est venu à la bicyclette, en plus du fait qu’elle y soit venue à son corps défendant.

Albina est une jeune et ravissante amie américaine de mon épouse. Elle réside à Paris sous le vaque prétexte de s’y livrer à l’étude des langues orientales. Mais je crois pouvoir rassurer ceux qui redouteraient son arrivée prochaine sur le marché pléthorique des Orientalistes distingués : la dernière fois que nous avons dîné au restaurant chinois, Albina a tenu à passer notre commande dans la langue du pays et le serveur a tellement ri qu’on a dû l’allonger sur une natte et l’éventer avec des ailerons de requin, ce qui a beaucoup perturbé le service. Je ne saurais dire, d’ailleurs, ce que nous avons mangé ce jour-là.

Bref ! Un jour qu’elle avait déjeuné à la maison, il y eut dans le cours de la conversation un quiproquo comme il en arrive souvent avec les étrangers bavards et qui parlent plus fort que vous. Nous nous étions mis à parler de » salons « , et comme je commençais à dire que » précisément, l’après-midi même, je… « , Albina me coupa la parole et m’assura qu’elle mourrait d’envie de voir le Salon des non-figuratifs de Rouergue, qui se tenait au Petit-Palais. Elle était férue de peinture.

Surpris, j’eus à peine le temps de faire : » Mais… c’est que… heu ! » qu’elle avait déjà décidé d’y aller avec moi.

» Si ça ne me dérangeait pas, ce dont elle était d’ailleurs certaine étant donné ma galanterie bien connue et partons tout de suite de toute façon elle ne prend jamais de café et plus vite nous y serons plus longtemps nous y resterons cela allait être un après-midi très agréable et merci pour le charmant déjeuner on se téléphone pour la semaine prochaine à bientôt, lets’go ! «

C’est dire que lorsqu’elle franchit avec moi le seuil du Salon du cycle, dans le grand hall de la porte de Versailles, elle marqua quelque étonnement.
– Qu’est-ce que c’est que tous ces baïcycl’s ? dit-elle d’une voix où le courroux le disputait à l’incompréhension.

Je lui expliquai qu’il s’agissait d’un rite bisannuel, et que nous venions ici en compagnie d’autres fidèles qui, le dimanche, vêtaient leurs gros mollets de bas à losanges multicolores, faire nos dévotions à saint Cadre, sainte Chaîne, saint Pignon et les jumeaux saint Frein sans oublier saint Christophe qui s’occupe surtout des dessus de sonnettes.

Cette explication sans malice déclencha une espèce d’ouragan verbal où je démêlai que j’étais un assez piètre plaisantin et que, faire traverser Paris à une Américaine pour ­ laissez-moi rire ! ­ lui montrer des bicyclettes, témoignait d’un sens de l’humour douteux, pendant que des foules avides et comblées léchaient les toiles du Salon des non-figuratifs du Rouergue, qui fermait ses portes le lendemain, bonté divine !

On s’amusait ferme autour de nous car les cyclistes sont gens badauds et ils venaient avec plaisir se rafraîchir les yeux sur les cheveux blonds d’Albina avant de se replonger dans les délices du dérailleur à déformation trapézoïdale. Un jovial me tapa sur l’épaule et me recommanda de ne pas m’en faire, vu que lui, sa femme avait mis deux ans à s’habituer à trouver des roues libres dans l’armoire à linge, des câbles de freins dans le tiroir à argenterie et des chambres à air pendues dans le placard à balais. Tous me faisaient des moues et des sourires amicaux et prenaient part à mon souci. Nous étions les adeptes d’une même drogue et nous nous reconnaissions sans nous connaître, à la façon que nous avions de palper un boyau de soie, une selle ou un rayon.

Car, bien entendu, je n’écoutais pas Albina qui gromelait toute seule. J’avançais de stand en stand et regardais les bicyclettes exposées, occupation qui m’emplit toujours d’une extase quasi mystique.

Comme Albina se taisait, à bout de souffle et d’arguments, j’entrepris de lui faire partager mon plaisir.

– Je connais très bien le baïcycl’, dit-elle d’un ton tranchant. J’ai déjà vu deux au Etats-Unis.

Il fallait tout lui apprendre et je n’y manquai pas, car le cycliste est volontiers didactique, jusqu’à en être parfois ennuyeux, disent les malintentionnés polis.

Je lui soulignai l’élégance d’un cadre bien dessiné, le poli d’une selle, la finesse d’un pneu, la fermeté d’un frein, le coloris d’un émail, le confort des cocottes , le…

-Je n’ai pas venu voir des cocottes, what ever it is ! J’ai venu voir la Salon des non-figuratifs du Rouergue ! Si vous voulez acheter un baïcycl’, dépêchons-nous et allons !

– Je ne veux pas acheter de bicyclette cette année, j’en ai dix à la maison dont quatre à moi personnellement.

– Alors, vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous faites ici, alors ? Où est la sortie ?

Me demander ce que je faisais là était de la dernière imprudence. C’était déclencher le flot verbeux et quelque peu pédant de mon éloquence cycliste :

– Je viens m’émerveiller avec tous les autres devant cet objet tout simple et qui, à quelques détails près, était déjà parfait dans son principe il y a cent ans.

– Ça m’est égal ! Allons au Salon des…

– Je viens m’émerveiller, mais sans arriver jamais au bout de mon enthousiasme devant l’extraordinaire efficacité de cet engin qui, simplement ajouté à vos muscles, décuple vos possibilités et vous permet de faire cent kilomètres avec moins de fatigue que si vous en faisiez dix à la marche.

– Je ne fais jamais dix à la marche, thanks God !

– Vous avez bien raison, Moi non plus, d’ailleurs. Marcher quand on peut aller à vélo, c’est du masochisme pur et simple.

– Et être dans cet horrible truc quand on peut aller voir de la peintoure, ça n’est pas du masochisme ?

– Je vous l’ai dit, c’est une religion. Nous autres cyclistes détenons la vérité, ce qui nous fait la jambe alerte, l’¦il gai, le poumon vaste et nous donne une grande jeunesse de c¦ur, privilège que nous partageons avec les innocents, les rugbymen et les premiers chrétiens.

– Ridiculous ! dit Albina. Les premiers chrétiens étaient américains et n’avaient pas de baïcycl’s. Dans une siècle de missiles interplanétaires, vous n’allez pas…

– Vous pourrez toujours aller sur Mars ou sur Vénus. Il n’empêche que la bicyclette est la seule machine qui vous permettra d’aller, dans la journée et avec vos seuls muscles, de Paris à Dieppe.

– Je ne veux pas aller à Dieppe avec mes seuls muscles ! Je-veux-aller-à-le-Salon-des…

Des amis à moi, exposants du Salon et devant le stand desquels nous passions, nous appelèrent pour nous offrir un whisky. Cela calma un peu Albina qui, pour une raison ou pour une autre, avait justement la gorge un peu sèche.

Les présentations faites, nous nous assîmes derrière le comptoir du stand et Albina, verre en main, regarda autour d’elle et s’aperçut que mes amis ne vendaient apparemment pas de bicyclette. Cela la réconforta.

– C’est un beau stand, dit-elle poliment.

Mes amis D. opinèrent, ravis. C’était, en effet, un stand assez vaste mais complètement nu, à l’exception de quelques petits bouts de tubes métalliques d’à peu près vingt centimètres de long qui étaient posés sur le comptoir. Le bout en était taillé en biseau pour qu’on pût mieux en voir l’intérieur qui avait été peint en rouge.

– C’est quoi, ces choses ? dit Albina étourdiment. Mme D. prit quelques tubes et les lui tendit.

– Ce sont des échantillons de tubes de bicyclette. 4/10e de millimètre, 5/10e, 6/10e, etc.

Albina prit la chose et la considéra avec horreur :

– Vous… vous voulez dire que des gens viennent ici pour voir des petits morceaux de tubes de baïcycl’s ?

Les D. se regardèrent effarés, tant il leur paraissait évident, normal, voire humain, que l’on vînt dans cette cohue tout exprès pour admirer leurs tubes. Les D. vivent dans le tube de père en fils, s’y sont connus et, si j’ose dire, mariés. Parler tube avec les D. est un plaisir subtil permis aux seuls initiés qui savent faire, sur le plan de la bicyclette, la différence entre un Stradivarius et un crin-crin pour noce de village. Albina avait beaucoup à apprendre, comme on voit.

Deux jeunes gens s’arrêtèrent devant le comptoir et, s’emparant des tubes, entamèrent une discussion animée sur les mérites comparés des tubes de 3/10e et des tubes de 5/10e, ainsi que des avantages et des inconvénients du soudo-brasage et des raccords rapportés.

Albina les écouta un instant et frissonna. Elle venait, telle une plongeuse des grands fonds, de découvrir un monde inconnu et il lui sembla vaguement qu’elle n’était déjà plus tout à fait la même.

En fait, elle ne le savait pas encore, mais elle n’allait jamais plus être tout à fait la même.

Nous bûmes un second whisky et Albina, qui évitait de regarder les tubes, porta les yeux sur le stand voisin devant lequel un septuagénaire bien mis et décoré ajustait son lorgnon pour examiner une courroie de cale-pied avec l’attention d’un entomologiste.

Alors elle ferma les yeux.

Nous prîmes congé des D. et je l’emmenai voir des poignées de frein, des chariots de selle, des chaînes, des jantes, des pédales, des moyeux et mille autres passionnantes merveilles. Elle me suivait, l’¦il vide et le geste indécis. Il n’était plus du tout question des non-figuratifs de Rouergue.

Nous rencontrâmes un de mes amis que je présentai à Albina. Celle-ci devint aussitôt tout sucre, car le personnage était un écrivain célèbre qui donnait des chroniques dans un grand quotidien.

– J’ai beaucoup aimé, dit-elle, votre article sur la désaffection des masses pour le roman de chevalerie. Très, très bonne !

– Mon article ! Ah ! Ah ! oui, mon article ! Vous êtes bien aimable, Mademoiselle, dit-il, mais savez-vous le plus beau ?

– No ! dit Albina, ravie de pouvoir changer un peu de sujet.

– Eh bien, H. m’avait promis de me rayonner mes roues en croisant à 4, et il ne les a croisées qu’à 3 ! Qu’est-ce que vous dites de cela ?

– Moi ? dit Albina. Rien. Qu’est-ce que c’est les croisés à 4 ?

Heureux d’avoir un auditoire, mon ami lui expliqua longuement que les rayons d’une roue peuvent se croiser entre eux deux, trois ou quatre fois, et il précisa même les avantages certains du croisement à 4, mais je dois dire qu’Albina ne suivait son exposé que très distraitement. Même, il me sembla qu’elle le regardait comme si elle allait le mordre.

Je pris congé rapidement et l’entraînai vers les stands des pneumatiques, dont je lui expliquai les vertus diverses. Mais elle ne m’écoutait pas et me régalait d’un monologue selon lequel elle ne lirait plus le grand quotidien en question, ni quoi que ce soit qui fût signé par mon ami et que, d’ailleurs, elle allait de ce pas rejoindre les masses dans leur désaffection pour le roman de chevalerie.

Comme elle faisait demi-tour, nous butâmes dans un autre ami qui nous serra les mains rapidement et s’empressa de me mettre au courant d’une nouvelle sensationnelle :

– Dis donc ! J’ai mis 48 à l’avant et 23 à l’arrière et je marche mieux qu’avec 46 X 22 ! Et c’est pourtant le même braquet. Bizarre, non ?

– Non dit une dame élégante mais inconnue qui passait. 46 X 22 ça fait 4,39m et 48 X 23 ça fait 4,38m.

Mon ami courut après elle, et ils entamèrent une discussion animée à laquelle vinrent se joindre un colonel en uniforme, une religieuse et deux jeunes mariés qui promenaient ici leur nouveau-né afin qu’il respire le bon air le plus tôt possible.

– Sortons d’ici, dit Albina d’une toute petite voix. Je crois que je vais feinter !

Elle voulait dire s’évanouir.

Sortant du Salon, nous prîmes un taxi. Au carrefour Vaugirard-Convention, nous fûmes arrêtés par un encombrement causé par deux automobilistes qui avaient entrechoqué leurs calendres. Descendus de leurs véhicules, ils se martelaient mutuellement le crâne à coups de manivelle pour savoir lequel d’entre eux était dans son tort. Un car de police arriva dont les agents furent pris à partie par la foule qui les lapida, les dévêtit et les roula dans le ruisseau, ce qui ajouta à la confusion.

Notre chauffeur poussa un soupir blasé, arrêta son moteur et se plongea dans un problème de mots croisés.

3693 automobiles se mirent à klaxonner en même temps.

Albina soupira et se tourna vers moi.

– Please, dit-elle, retournons à la Salon, s’il vous plaît. Je crois que je vais acheter un baïcycl’.