Feuilleton Albina: Albina remonte le temps

Cette semaine, Albina apprend tout sur l’histoire de la bicyclette. Il n’y manque que l’invention du plus important vélo: le Vélo de montagne. Par des américains. Albina serait fière.



Albina remonte le temps

Albina me présente avec une visible satisfaction son amie Priscilla, qui est de passage à Paris pour quelques jours. C’est une Anglaise tout ce qu’il y a de britannique, et très portée sur la bicyclette. Nous sympathisons aussitôt, est-il besoin de le dire, encore que nous ne puissions tenir de ces conversations techniques qui réjouissent tant les cyclistes, car, comme il fallait s’y attendre, le diamètre des roues anglaises est unique au monde, ce qui, ajouté à l’imbroglio des inches, des yards et des miles, rend loufoque et impondérable toute conversation raisonnable sur les développements. De ce côté-là, Albina peut être tranquille.

Nous ne pouvons que nous congratuler de la noblesse de nos choix et tomber d’accord sur le fait que la bicyclette est une bien belle invention.

Anglaise, ajoute Priscilla.
Française, dis-je.
Anglaise !
Française !
Il ne manque plus qu’un Russe et un Américain, soupire Albina. Mais, finalement, qui a inventé le veylow ?
Des tas de gens. Chacun un petit peu.
Mais au départ ? Il y a bien eu un jour une bonhomme qui s’est dit soudain : » Tiens ! je viens d’inventer le veylow » ?
Indeed ! dit Priscilla. Un Anglais, précisément.
Non, dis-je. En 1790, M. de Sivrac imagina…

Albina a parlé, comme d’habitude, sans réfléchir. Mais elle comprend très vite dans quel guêpier didactique elle s’est encore fourrée.

Oh ! Merci beaucoup ! dit-elle précipitamment. M. de Sivrac ! C’est tout ce que je voulais savoir. Belle journée, n’est-ce pas ?
No ! dit Priscilla. Pas M. de Sivrac ! Dans le vitrail de l’église de Stokes Poges, en Angleterre, il y a un ange qui joue de la trompette assis sur une bicyclette, je crains fort. Cela date du XVIIe siècle.
Stop ! dit Albina. Parlons d’autre chose, sans cela vous allez remonter à l’Antiquité.
Vous ne croyez pas si bien dire, dis-je. Il y a aussi un vélo parmi les hiéroglyphes de l’obélisque de Louqsor, place de la Concorde, à Paris.
Il n’est pas un vrai vélo, n’est-il pas ? dit Priscilla.
Non. Deux roues sous un trait. Mais votre bicyclette de Stokes Poges n’en est pas un non plus. Je la connais. C’est un genre de célérifère.
Très bien, dit Priscilla. Nous avons donc le célérifère au XVIIe siècle en Angleterre. J’ai peur que ceci ne mette fin à notre désaccord.
J’ai peur que non, dit Albina.
En 1790, dis-je, Luis XVI régnant…
Here we go ! murmure Albina dans un soupir.
…M. de Sivrac, un Français, imagine de mettre une poutre de bois sur deux roues, avec une poignée pour les mains et une selle pour s’asseoir. Il fait avancer cet engin en tapant alternativement des pieds sur le sol.
Mon ange de Stokes Poges fait exactement cela, j’ose le dire ! dit Priscilla.
Votre ange fait exactement cela en jouant de la trompette et en étant rattaché à une sorte de soleil par une espèce de corde. Voyez comme tout cela est vraisemblable ! Bref ! M. de Sivrac appelle cela…
Je sais ! Une draisienne ! dit Albina ravie. Vous me l’avez déjà dit ! Si on prenait une tasse de thé ?
Non, dis-je. Pas de thé pendant une conversation sérieuse.
Cela n’empêche pas, dit Priscilla.
Je disais que M. de Sivrac appelle cela » célérifère « . Du latin celere : rapide, et ferre : porter. Un Anglais n’aurait jamais appelé cela célérifère. C’est imprononçable en anglais.
Vous êtes un peu de mauvaise foi, n’êtes-vous pas ? dit Priscilla. Nous avions exactement cela vers 1850 et nous l’appelions hobby horse !
Que vous disais-je ? Les anglais donnent toujours des noms anglais aux choses. Je disais donc que de 1790 à 1818, le célérifère ne connaît guère qu’un succès de curiosité. C’est plus un jouet pour originaux qu’autre chose. L’engin est lourd et sa direction ne pivote pas. Bref, ce n’est pas très pratique.
Ah ! Peut-être bien, alors, dit Priscilla. Si ce n’était pas pratique, c’était sûrement français ! Et comment faisait-on pour tourner, si je puis m’enquérir ?
On descendait de machine et on l’orientait à la main dans la direction où l’on voulait aller. Bizarrement, personne n’a pensé à la direction pivotante jusqu’à ce que…
Un anglais est venu et il a dit…
Non. C’est un Badois, le baron de Drais, qui imagina de faire pivoter la direction. Le célérifère devint alors la draisienne.
Vingt-huit ans pour penser à faire pivoter la direction ! dit Albina. On voit que les Américains ne s’en occupaient pas ! Mais nous voilà arrivés à la draisienne. À partir de là, je connais. Qu’est-ce que vous avez vu au cinéma, cette semaine ?
Ainsi, ma chère Priscilla, c’est la draisienne allégée et affinée que vous avez connue alors en Angleterre sous le nom de hobby horse.
Je n’ai pas connu personnellement dit Priscilla. Mais j’ai entedu parler d’un certain Kirkpatrick Mc Millan qui avait…
Il a inventé un bicycle à leviers. Cela n’a rien à voir. Et puis c’était un Écossais. Vous revendiquez les Écossais ?
Pour certaines choses, oui.
Il faut avancer dans le temps pour…
C’est ça, dit Albina. Avançons dans le temps ! Vers 1950, qu’est-ce qui se passe ?
En 1818, on fait toujours avancer cet engin en tapant des pieds sur le sol. Il faut attendre 1861…
Seulement ? dit Albina. Good lord !
… pour que Pierre Michaux, un Français invente la pédale. Progrès gigantesque, révolution sensationnelle, sans laquelle la bicyclette n’existerait pas.
Peuh ! dit Priscilla, ce n’était pas bien difficile à inventer. Je suis sûre qu’en cherchant bien, on trouverait un Anglais qui y avait pensé avant. Mais les Anglais sont discrets.
Le fait que les pédales de Michaux étaient directement fixées à l’axe de la roue avant, restreignait le développement à la circonférence de celle-ci. Albina, répétez ce que je viens de vous dire.
Euh…Révolution sensationnelle, non ?
Non. Et vous me copierez cent fois : » Je ne feuilletterai pas le New Yorker avec mon coude pendant la leçon de bicyclette. «
Doux Jésus ! dit Priscilla. Vous supportez cela, Albina ?
Oui, dit Albina. Je suis masochiste. Et vous verriez les châtiments corporels !
Bref ! dis-je.
Ah ! dit Albina. Une bonne parole enfin !
Bref, pour augmenter le développement, on augmente aussi progressivement le diamètre de la roue, d’où le grand bi.
En anglais, Penny-farthing, dit Priscilla.
Exactement. Le grand bi dont certains atteignirent même trois mètres de haut !
On montait dessus comment ?
Avec un escabeau. Pour descendre, c’était plus simple : on tombait. Et généralement sur la tête. Quand on appliqua au bicycle la transmission par chaîne, on peut arriver à la bicyclette dont, en 1867, Guilmet et Meyer, des Français…
Ne soyez pas si stupidement chauvin, dit Priscilla.
…avaient construit une version. Ce n’est qu’en 1880 que leur idée fut reprise par un Anglais…
Hip ! Hip ! Hip ! dit Priscilla.
Hurrah ! dit Albina. Maintenant que vous êtes d’accord…
…un Anglais nommé Starkey, qui construisit le fameux Safety. Lequel, d’ailleurs, fut amélioré par un Français nommé Georges Juzan qui…
Oh ! dites-moi, dit Priscilla, nous devrions faire un armistice, ne devrions-nous pas ? À partir de maintenant, je suppose que les progrès vont de pair, ne vont-ils pas ?
Ils vont. Je vous concède même une révolution considérable : l’invention du pneumatique à air par le vétérinaire J.B. Dunlop.
Pour le confort, dit Priscilla, nous sommes toujours les premiers.
L’invention de Dunlop devait d’ailleurs être améliorée par les Français Michelin, après que les Américains…
Oh ! no, dit Albina. Serait-il possible ? Je peux devenir membre du club ?
…aient étudiés très sérieusement le problème.
Mais les Américains, dit Priscilla, sont en majeure partie issus des Britanniques.
Pour conclure…
C’est ça !
…S’il s’est écoulé quarante-trois ans entre la draisienne et la pédale et soixante et onze ans entre la pédale et le célérifère, après l’invention du pneu démontable, la bicyclette devint assez rapidement, et dans ses grandes lignes, celle que nous connaissons.
Terminus ? dit Albina.
Terminus ! dis-je.
Je crois qu’il m’avait semblé entendre quelqu’un dire quelque chose, dit Priscilla, à propos d’une éventuelle tasse de thé ?

Les quelques images qui égaient ces pages sont tirées d’un site personnel qui nous livre une histoire du vélo quelque peu différente mais tout aussi intéressante.