Feuilleton: Albina en G-String

Non, Albina n’a pas connu le G-string. C’est juste un titre accrocheur, qui n’a aucun rapport avec le texte d’aujourd’hui. La série de textes parlant d’Albina est malheureusement épuisée. Il nous reste quand même une quinzaine de textes savoureux de Faizant à se mettre sous la dent, à petite dose, comme une crème brûlée, comme un pouding au riz Kozy Shack 500g qu’on déguste à la petite cuillère.

Je vous rappelle que ce feuilleton est une gracieuseté de Mélanie Duchesne, qui a transcrit à la main chaque lettre du livre Albina et la bicyclette, meilleur livre sur le vélo qu’il m’ait été donné de lire.


Le cycliste, cet inconnu

On croit communément que les cyclistes ne sont que des gens qui vont à bicyclette. C’est une erreur aussi grossière que celle qui consisterait à déclarer que les épiciers sont des gens qui ne vendent que des épices.

Aux quatre races déjà connues sur le globe, il convient d’ajouter la race cycliste qui se subdivise elle-même en utilitaires, coureurs, randonneurs, cyclosportifs et cyclotouristes. Les deux premiers cités échappant à notre propos, il n’en sera pas davantage question ici.

La race cycliste a son langage, ses rites, ses us et coutumes, ses signes de reconnaissance, ses fêtes, son costume, son savoir-vivre et ses idées sur la vie qui ne sont pas forcément et qui sont même rarement celles de tout le monde.

Pour un non-initié, vivre avec un cycliste est une source perpétuelle d’étonnement et de perplexité. Promenez-vous sur le trottoir d’un boulevard animé avec quelqu’un de cette sorte et il vous quittera tout à coup, au beau milieu d’une phrase, pour traverser la chaussée à angle droit, au mépris de la circulation, et disparaîtra à votre vue. Quand, au péril de votre vie, vous l’aurez rejoint sur la rive opposée, vous le trouverez en arrêt devant une bicyclette (qu’il aura été le seul à avoir aperçue) et plongé dans une méditation profonde dont il ne sortira que pour vous dire d’un air rêveur:

– C’est curieux! Je n’avais jamais encore vu une roue arrière avec un blocage d’un côté et un papillon de l’autre !

Pour peu que le propriétaire de l’engin s’approche à ce moment-là, vous êtes oublié, perdu, abandonné, et il ne vous restera qu’à choisir entre continuer seul votre chemin ou subir une longue conversation sur les blocages et les papillons, qui vous laissera imbécile et prêt à toutes les extrémités ; particulièrement s’il pleut.

Les cyclistes entre eux se flairent, se sentent, se devinent, se reconnaissent. Un mot, un geste, une attitude et deux individus apparemment normaux et qui ne se connaissaient pas la seconde d’avant, s’engagent dans un dialogue ésotérique fort déroutant pour l’entourage.

Sur la route, une silhouette à vélo apparaît-elle à l’horizon ? Aussitôt votre ami (qui l’a vue avant tout le monde) saura dire s’il s’agit d’un cultivateur regagnant sa ferme ou d’un cycliste de son acabit. Dans ce dernier cas, il ne le quitte plus des yeux tandis que la vision prend corps, s’il s’agit d’un coureur à l’entraînement, d’un randonneur, d’un cyclosportif ou d’un cyclotouriste. Quand enfin celui-ci est passé rapidement devant vous avant de s’éloigner, vous apprenez, ravi, la marque de sa bicyclette, le nombre de ses plateaux de pédalier et de ses pignons, ainsi que le renseignement capital qui consiste à savoir s’il roulait sur pneus ou sur boyaux (pneus de 650, de 700, industriels ou façon main, bien entendu !). On ne s’ennuie jamais avec un cycliste et l’enrichissement intellectuel qu’on tire de sa conversation est considérable.

Parfois même, à votre grande stupeur, le cycliste inconnu a fait un signe amical à votre ami que pourtant rien ne distinguait du vulgaire. C’est que si les cyclistes « en civil » reconnaissent toujours leurs congénères en activité, la réciproque est parfois vraie. Il y a un truc: quand le « civil » regarde, au passage, le cycliste, c’est un non-cycliste. Quand il regarde la machine (et particulièrement les développements), c’est un confrère. On lui dit bonjour.

La route plate que vous faites en automobile, si souvent que vous la connaissez par cœur, vous ne la connaissez pas. Votre ami vous apprendra qu’elle commence par un faux plat jusqu’au virage et qu’après une très légère descente elle remonte légèrement jusqu’au carrefour. Touriste, il connaît les mêmes sites que vous (et bien d’autres encore que vous ne connaissez pas), mais il pourra toujours vous décrire l’état et l’inclinaison des routes qui y mènent. Si, dans une soirée, quelqu’un tient les invités en haleine avec la description dramatique du relief de la Beauce, aucune hésitation : c’est un cycliste.

Question vents, il n’est battu que par les navigateurs et les meuniers. Question pluie, par personne. À l’entendre (mais il exagère) il passe la moitié de sa vie cycliste sous la pluie. Il les connaît toutes et a toutes subies et saurait faire vibrer un auditoire de grenouilles avec le récit de randonnées où il avait tant plus qu’il y avait de l’eau jusque dans ses chambres à air !

Le cycliste a une légère tendance à considérer les non-cyclistes comme des gens pas finis, un peu déficients et dignes de compassion. Volontiers prosélyte, il dispose d’une patience infinie pour guider les premiers coups de pédale des néophytes à condition que, comme la plupart des néophytes, ils ne prétendent pas en savoir tout de suite plus que lui. Il pousse parfois l’abnégation jusqu’à leur prêter, pour débuter, une vieille bicyclette à lui. Certains sentimentaux ont même, à cet effet, un vieux vélo vicieux qui perd ses roues dans les descentes ou dont la direction se bloque dans les virages, pour prêter à ceux de leurs amis dont ils découvrent qu’ils ne sont point doués, afin de les décourager gentiment et sans avoir à leur dire des choses désagréables.

Le cycliste court les chemins le nez au vent ou sur le guidon, c’est selon. Il flâne, musarde, photographie, visite et contemple, ou bien traverse le pays à bride abattue suivant des règlements qui s’appellent Diagonale, Flèches ou Brevets.

La Flèche Vélocio, par exemple, consiste à partir à quatre ou cinq bons compagnons et à rouler tout un jour et toute une nuit sans s’arrêter jamais. Au bout de vingt-quatre heures, on stoppe et on regarde combien de kilomètres on a fait. C’est aussi simple que cela. Le record actuel doit être aux environs de 750 kilomètres. Plus modestes sont les Diagonalistes : La France étant divisée en neuf diagonales (Brest-Menton, Strasbourg-Hendaye, etc.) il s’agit de se mettre en selle à un bout et de gagner l’autre extrémité en un temps donné, temps qui ne prédispose généralement pas à la flânerie. Les Flèches de France proposent un autre genre de distraction : il suffit de relier Paris à l’une des vingt villes situées sur la périphérie de la France (Paris-Calais, Paris-Perpignan, etc.) à une vitesse calculée entre 25 et 15 km de moyenne, selon les parcours et la catégorie choisie. Le Tour de France Randonneur (4 882 km en 30 jours), les Brevets fédéraux (de 150 km en 10 heures à 500 km en 40 heures) ainsi que diverses autres manifestations, complètent la gamme des plaisirs offerts aux passionnés du vélo.

Il faut ajouter que ces épreuves sont ouvertes aux cyclistes de tous âges et de tous sexes à partir de vingt ans, que nombre d’enthousiastes les font, et certains plutôt deux fois qu’une, c’est-à-dire d’abord dans un sens, puis dans l’autre.

Le cycliste, pour avoir appris dans son corps ce que pédaler veut dire, ne se vante (presque) jamais de ses exploits qui d’ailleurs n’en sont pas. Il sait que toujours un autre, et parfois plus âgé, a fait ou fera mieux que lui. Il ne se promène pas pour étonner les foules, ce qui serait d’ailleurs peine perdue, mais par goût, par amour, par passion de la bicyclette. Et s’il tend à s’enorgueillir parfois, ce sera de sa santé et de la longévité des pratiquants du cyclisme, seul sport qui puisse se flatter de compter des octogénaires en activité.

L’octogénaire cycliste est reconnaissable à ceci qu’il est droit comme un i, que sa démarche rappelle celle des grands échassiers, et que l’interlocuteur le mieux portant se sent tout à fait cacochyme après dix minutes de conversation avec lui.

Il n’est pas, en effet, de ces vieillards souffreteux dont on craint à tout moment qu’ils ne trépassent sur votre moquette. C’est un gaillard vociférant dont l’apport principal à la conversation est le récit de ses récentes vacances au cours desquelles il a gravi le col du Tourmalet sous une pluie battante (ou un soleil de plomb), puis roulé de Toulouse à Bordeaux dans la nuit en mangeant des côtelettes, avant de s’aligner dans une épreuve de « gentlement » courue à 30 de moyenne dans le sillage amical et bénévole d’un champion professionnel.

Dans le courant de sa narration, par parenthèses, il raille les bedaines, vitupère les essoufflés, nargue les dyspeptiques, les hépatiques et les cholestériques, plaint les cardiaques et piétine les déprimés, sans aucune retenue. Son auditoire, toujours plus ou moins atteint de ces diverses calamités, le hait férocement au bout d’un quart d’heure et envisage de glisser de l’acide prussique dans son verre de muscadet pour voir comment sa satanée bicyclette va le tirer de ce mauvais pas.

Mais il ne boit pas de muscadet (ou si peu !). Il boit de l’eau et applique en toute occasion les préceptes de son maître à penser, Paul de Vivie dit Vélocio : « Boire avant d’avoir soif et manger avant d’avoir faim. » Ce qui complique singulièrement l’ordonnancement des repas dans les maisons bourgeoises où, d’ailleurs, on ne l’invite que parcimonieusement car à la moindre provocation il retrousse ses jambes de pantalon pour montrer ses mollets.

La bicyclette n’a pas apporté que la santé à l’octogénaire cycliste. Outre un quintal de breloques et dix boîtes à chaussures remplies, ras bord, de diapositives, elle lui a donné une sorte de philosophie.

Avoir passé soixante ans de sa vie en équilibre instable et gravi lentement des montagnes, sans autre ambition que d’en redescendre de l’autre côté, lui a confirmé la vanité des vanités et appris que le bonheur est un festin de miettes.

Il a compris que s’il ne suffit pas de vouloir pour accomplir, il n’accomplissait que pour l’avoir voulu et, d’avoir atteint seul aux joies difficiles, lui a conservé une grande jeunesse de cœur et d’esprit que les malintentionnés feignent de prendre pour du gâtisme, parce qu’ils sont nés vieux, ce qui évidemment ne les porte pas à comprendre les vieillards qui meurent jeunes.

Car l’octogénaire cycliste meurt un jour, bien entendu. Et, généralement, de l’une de ces maladies qu’il se vantait bien haut de ne pas connaître. Mais il est certain qu’il profitera de son dernier souffle pour déclarer solennellement qu’il en serait mort bien plus tôt s’il n’avait pas fait de vélo.

Ce qui est moins difficile à prouver qu’à contredire.

Si le cycliste se raconte beaucoup, c’est qu’il est en général l’objet de mille questions extravagantes de la part de gens qui, à l’occasion d’un dîner ou d’un bavardage, découvrent soudain cette activité inconnue et mystérieuse.

Aucun autre sportif, je le jure, n’est regardé par ses contemporains avec ce mélange d’étonnement circonspect et de discrète commisération qui entoure le randonneur à bicyclette. On paraît trouver tout à fait normal que les pugilistes se fracassent le maxillaire, les footballeurs les chevilles, les rugbymen les clavicules et les skieurs tout cela et le reste. Mais qu’un cycliste déclare passer dix ou quinze heures assis sur une selle, ou trouver du plaisir à grimper le mont Ventoux au chaud de l’été, voilà les braves gens frappés de cette stupeur qui donne tant d’expression à l’oeil des poules blanches quand, d’aventure, elles pondent un canard bleu.

Il faut honnêtement reconnaître que le sort du cycliste ne paraît pas, au premier coup d’œil, tellement enviable. Fouetté de vent, ruisselant de pluie, cinglé de grêle, brûlé de soleil, le cycliste, juché sur une mince languette de cuir dur, tourne les jambes des heures durant pour faire avancer un engin instable avec lequel il s’engage même parfois dans l’aventure déraisonnable de grimper sur des montagnes plus pentues qu’il n’est permis.

Les spectateurs sont fondés à se demander quel masochisme le pousse à de telles mortifications.

Il est aussi difficile d’expliquer cela que de dire pourquoi on est amoureux d’une femme apparemment laide. Pour aimer à la folie la bicyclette, il faut en faire beaucoup. Pour en faire beaucoup, il faut s’entraîner. Pour s’entraîner, il faut de la volonté. Pour avoir cette volonté, il faut aimer la bicyclette.

Ce cycle, on le voit, est vicieux.

Mais quelque apparence pitoyable que vous lui trouviez parfois, ne plaignez pas le cycliste: enviez-le. Il a découvert que le tapis volant et les bottes de sept lieues des contes existaient bel et bien et, par la même occasion, le sérum de longue vie.

Le cycliste n’est pas, comme on feint de le croire, un automobiliste déchu. C’est un piéton miraculé.