Feuilleton: Patrice et le chemin de fer

Revoici Jacques Faizant qui nous raconte une histoire d’horreur, qui n’est pas sans rappeler ce que les cyclistes voyageurs vivent trop souvent en descendant d’avion.


Patrice mit sa sacoche de guidon et sa pompe dans le filet à bagages et s’assit dans son coin-fenêtre-sens-de-la-marche, le front soucieux et l’âme agitée de noirs pressentiments : il avait fait, la veille, enregistrer sa bicyclette.

Chaque fois qu’il le pouvait, Patrice commençait ses randonnées et ses voyages en partant à vélo de chez lui. Dans certains cas, il rejoignait en automobile le point de départ de son circuit, en mettant son vélo sur le toit, ce qui n’a pas que des avantages. Dans d’autres occasions, les circonstances rendaient inévitables l’usage du chemin de fer, ce qui n’offre que des inconvénients.

Avant de s’installer dans son wagon, il avait été fouiner du côté des bagages pour s’assurer que sa bicyclette était bien partie. Il ne l’avait vue nulle part mais, vieux randonneur, il n’était pas entièrement rassuré pour autant. Ce n’est pas le départ d’une bicyclette qui permet d’apprécier la qualité des services de la S.N.C.F., c’est son arrivée.

Il alla déjeuner au wagon-restaurant et oubliait un peu ses craintes quand la vue d’un vieux vélo rouillé dans le fossé le ramena à sa grande préoccupation. Il imagina le spectacle affreux de cheminots facétieux jetant des bicyclettes par la porte du fourgon à bagages au cri de « Prenez le train, c’est moins cher ! » et frissonna comme s’il avait eu la fièvre. Il termina son déjeuner dans un grand état de mélancolie et, de retour dans son compartiment, se plongea dans la lecture de ses cartes routières pour se changer un peu les idées.

À Vergny-sur-la-Theule, comme le soir tombait, il récupéra sa sacoche et sa pompe dans le petit filet à bagages, descendit du train et se dirigea empli d’appréhension vers le local où l’on délivrait les bagages. C’était une grande pièce sombre et froide, mal éclairée par une pauvre ampoule qui faisait vaguement briller les chromes de quelques vélos empilés dans un coin.

Le cœur battant, Patrice essayait de deviner sa précieuse machine dans cet amas de ferraille, quand l’employé qui avait pris son billet vint demander ce qu’il pouvait faire pour son service. Patrice lui tendit son bulletin.

-Un vélo ? dit l’homme. C’est pas ça qui manque.

-Vert métallisé, avec une selle noire, dit Patrice.

Le préposé s’éloigna en fredonnant vers le recoin obscur, déchiffra les étiquettes qui ornaient les vélos et revint du même pas égal.

-L’est pas arrivé, dit-il avec une superbe indifférence.

Patrice sentit une sueur glacée lui descendre le long de l’échine. Il devait quitter Vergny-sur-la-Theule à l’instant même sur sa bicyclette pour rencontrer à Voeuvres, deux heures plus tard, Thomas, qui, lui, venait de Plagny-en-Versois. Tous deux devaient rejoindre un groupe d’amis à Châteaubel, à une heure très précise au-delà de laquelle on ne les attendrait plus. Cela ressemblait à un difficile rendez-vous orbital entre capsules astronautiques et, à la précarité de la marge permise, on voit que la situation était on ne peut plus grave.

– Cherchez bien, dit-il à l’homme. Je l’ai expédié hier matin de bonne heure. Il doit être ici !

– Eh bien, il y est pas ! dit l’autre. C’est des choses qui arrivent, ça. Venez voir au train de demain matin, des fois.

Patrice grinça des dents. Demain matin ! Demain matin ils devaient être à cent kilomètres de là avec Thomas qu’il n’avait, sur le moment, aucun moyen de prévenir de ce contretemps et qui allait l’attendre en vain.

Sans se soucier des consignes affichées sur un carton sale, il franchit le portillon et alla lui-même inspecter les vélos, suivi par l’employé qui ne comprenait pas que l’on prît les choses tant à cœur pour une simple bécane. Il lui fallut se rendre à l’évidence : sa bicyclette n’était pas là. Quatre ou cinq vélos bons pour la ferraille s’entr’écaillaient l’un l’autre ce qu’il leur restait d’émail. L’un d’eux était à plat, un autre avait une roue voilée, tous étaient boueux. Patrice frissonna en pensant que sa randonneuse aurait pu se trouver en semblable compagnie. Puis il se reprit et regretta, au contraire, qu’elle ne s’y trouvât pas. Il voulut nier l’évidence.

-Ce n’est pas possible, dit-il. J’ai bien insisté, hier matin, pour que mon vélo parte le jour même. On me l’a promis. D’ailleurs, j’ai regardé avant de partir, il n’était plus là-bas. Donc il est parti, donc il est ici.

-Ou ailleurs, dit le préposé avec une aimable philosophie. Ça arrive tout le temps, vous savez. Après Vergny-sur-la-Theule, il y a Mondon-sur-la-Theule et, plus loin, Sermançay-sur-la-Theule. Alors, des fois, on se trompe. Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent pas !

-Eh bien, dit Patrice, téléphonons à Mondon et à Sermançay.

-Oh bien ! Ils vont bien s’en apercevoir tout seuls que ce n’est pas pour eux ! Ils le renverront par le train de demain midi. Ça arrive tout le temps. Moi, si j’étais vous…

Mais pour son malheur, il n’était pas Patrice et il lui fallut téléphoner. D’abord à Mondon.

-Allô ! La gare de Mondon ? C’est Joseph ? Ici, c’est Albert. Ben, ça va ! et toi ? Ah ! il est rentré du service ? Comment il va ?… Tu lui diras le bonjour !… Oh ! c’est sûr qu’il me connaît, on était à Parroubes ensemble… Ben ! tu parles !… Et Odette, ça va ?… Toujours ses douleurs ?… Germaine aussi ! Elle prend des cachets et des trucs, mais ça va ! Et puis quand ça va pas, on fait aller, hein ? Bon ! eh ben ! Salut à tout le monde, hein ? et embrasse… Ah ! Oh ! Eh, dis donc, à propos ! T’aurais pas des fois un vélo qui serait pas pour toi ? J’ai ici un monsieur qui… Eh ?… Ah !… T’as pas un seul vélo ? alors comme ça c’est plus vite cherché ! Allez, merci et bonsoir, hein !

Il se tourna vers Patrice qui avait commencé à déchiqueter sa casquette avec ses dents et l’informa qu’il n’y avait pas un seul vélo en souffrance à Mondon-sur-la-Theule, ce qui était dans un sens, assez rassurant.

La conversation téléphonique reprit, dans ses grandes lignes, avec Lucien, de Sermançay. Après une longue digression sur la culture des tomates et une non moins longue attente pendant laquelle Lucien allait vérifier les étiquettes des bicyclettes, il fallut se rendre à l’évidence : le vélo n’était pas à Sermançay non plus.

-Alors, où est-il ? dit Patrice.

-Allez savoir ! dit Albert en haussant les épaules comme qui évoque les mystères du cosmos. Passé Sermançay, y a des chances pour qu’il finisse à Toulouse ! Ou alors, s’il attrape la correspondance avec le 8 648, il va peut-être arriver à Belfort ! C’est arrivé un jour avec une tondeuse à gazon !

Patrice s’assit sur un banc et médita sombrement. Son vélo, son beau vélo vert métallisé, avait bel et bien disparu. Et que pareille mésaventure soit arrivée jadis à une tondeuse à gazon ne le réconfortait nullement. Bien au contraire.

Tous ses pressentiments se réalisaient. Il connaissait mille histoires de ce genre où des cyclistes avaient vu leurs bicyclettes s’évanouir entre deux gares, puis réapparaître quinze jours plus tard dans un état tel que la question se posait de savoir si elle avait été traînée à l’aide d’une corde, sur le ballast, derrière le train, ou si des cheminots désoeuvrés avaient tué le temps du voyage en sculptant l’émail à l’aide d’un burin.

Le téléphone sonna et Albert, après avoir parlé dans l’instrument, vint vers lui, rayonnant.

-C’est Lucien qui rappelle, dit-il. En déplaçant des caisses, il a trouvé un tandem. C’est pas à vous, des fois?

Patrice secoua négativement la tête et eut une pensée émue pour les camarades qui attendaient leur tandem du côté de Saint-Brieuc, de Roubaix ou d’Hendaye.

Il alla prendre une chambre à l’hôtel de la Gare et des Deux Hémisphères, dîna sans appétit et dormit d’un sommeil agité.

Le lendemain matin, il était à la gare dès potron-minet. Albert l’accueillit comme une vieille connaissance et lui offrit une tasse de café.

Les quelques trains qui s’arrêtèrent à Vergny-sur-la-Theule dans la journée n’apportèrent aucune nouvelle de la bicyclette de Patrice. Albert, entre deux coups de sifflet, s’employait à le réconforter de son mieux en lui démontrant que les bicyclettes n’étaient pas les seules victimes de ces mystères ferroviaires et qu’en 1902 on avait perdu, entre Vergny et Sermançay, un Anglais en carrick que personne n’avait jamais revu.

Ils jouèrent un peu à la pétanque entre les voies.

Au bout de deux jours, Patrice dut rentrer chez lui et il promit à Albert de lui envoyer un mot quand il aurait récupéré sa bicyclette, ce qui ne pouvait manquer d’arriver tôt ou tard.

Le voyage de retour fut sans joie. À Merlivaux, en attendant sa correspondance, Patrice fit les cent pas sur les voies, en rêvassant et en donnant machinalement des coups de pied rageurs dans les cailloux. L’un de ceux-ci vint se coincer dans un relais d’aiguillage mais, tout à ses pensées moroses, Patrice ne s’en rendit même pas compte.

Ce fut pourtant ce caillou qui fit dérailler l’express Vintmille-Paris qui passait dans un fracas de jugement dernier quelques minutes plus tard. Quelques wagons de marchandises se couchèrent sur le ballast et, parmi les voyageurs, on n’eut à déplorer qu’un seul mort. C’était, par chance, un individu laid et imbécile et dont le décès fit le bonheur de plusieurs personnes dignes d’intérêt.

Patrice rentra chez lui d’une humeur de dogue et y trouva plusieurs cartes postales de ses amis, qui lui contaient combien leur randonnée était agréable et qui le traitaient de lâcheur.

Ce n’est que très longtemps après, et après avoir envoyé plusieurs lettres de réclamation, que Patrice apprit que son vélo avait été détruit dans le déraillement du Vintmille-Paris en gare de Merlivaux. Une machine à coudre mal arrimée l’avait réduit à l’état de pulpe et la S.N.C.F., avec ses plus vibrantes excuses, déclarait tenir l’épave à sa disposition encore que, d’après la description qu’on en donnait, on ne vît pas bien ce que Patrice pouvait en faire à part l’exposer dans un musée de sculpture contemporaine.

Quand Patrice, les larmes aux yeux, récupéra l’enchevêtrement de tubes qui avaient été sa belle bicyclette ver métallisé, il constata d’après diverses étiquettes qu’elle avait été successivement à Loudun, à Béhobie, à Sarrebruck et à Menton, mais que jamais, jamais, elle n’était passée à Vergny-sur-la-Theule.

La S.N.C.F. lui versa un dédommagement qui lui permettait, si l’envie lui en prenait, de s’acheter un vélo de curé modèle 1902 à la vente après saisie des biens de l’hospice de Faveuilles-en-Chauvigny.

Il écrivit toute l’histoire à son ami Albert qui ne lui répondit jamais.

Ce qui prouve bien que, dans cette administration, on ne peut vraiment compter sur personne.