Journal du TransRockies: Étape 3

Mardi 12 août    Étape 3       Etherington creek

Aujourd’hui, c’est la plus longue étape en kilométrage :140 km, dont 40 sur l’asphalte. Avec l’itinéraire remanié à cause des feux de forêts, les organisateurs n’avaient comme pas le choix : il fallait rejoindre Elkford et Etherington Creek, afin de revenir aux quatre dernières étapes prévues.

Pour nous, la tactique est donc toute simple : rester en groupe, de préférence avec un bon groupe, ne pas lâcher d’une semelle les leaders, ne pas tenter quoi que ce soit, à moins qu’ils n’aient une défaillance évidente, la course est encore bien jeune.

Les feuilles de route que nous remettent les organisateurs sont drôles. En principe, on doit s’orienter durant la journée en lisant notre petit livre, où chaque intersection est répertoriée et détaillée. Dans les faits, on amène jamais le livre et on se fie aux petits rubans oranges placés ici et là pour nous confirmer qu’on est sur le bon chemin.

Ce matin, par exemple, ils prennent 3 pages pour nous dire genre à 5,5 km, embranchement à droite, ne pas tourner… à 7,3 km, embranchement à gauche, ne pas tourner, etc. Ils auraient pas dû se casser la tête et simplement dire : restez sur la route de gravelle principale pour 80 km!

C’est une route plate, avec du faux-plat montant et de petits buttons à grimper de temps à autre. Une route utilisée avant tout par les gros camions pour sortir du bois. On nous a prévenu de se méfier quand on croise un de ces camions, car le nuage de poussière soulevé peut nous aveugler pendant un long moment. Heureusement, tous les camions grumiers que nous avons croisés étaient sagement arrêtés sur le bord du chemin pour nous laisser passer. À date, la collaboration des gens du B.C. à tous les paliers est épatante.

Après quelques kilomètres et quelques côtes, un ménage s’est fait et le peloton s’est égrené en micros-pelotons. Les trois équipes fortes(Andreas Strobel et Silvio Wieltschnig, équipe Adidas/Fiat Rotwild, Andreas Hestler et Matt Decore, équipe Pete’sTofu/Rocky Mt/CrystalDecisions , Matt Patterson et Greg Reain, équipe Global Xtreme TV/Gearsracing.com) nous ont perdu dans la brume, et nous formons le deuxième peloton, en compagnie de Eric et Tony, nos leaders masters aux chandails verts fluo, il y a aussi l’équipe Flash 5, les gars du Bike Shop et une ou deux autres équipes. Michel n’aime pas ce genre de trajet. Tout d’abord, les tactiques de route l’horripilent et cette course de vélo de montagne obéit aux tactiques de route en une journée comme aujourd’hui. De plus, cette route de gravelle est trop monotone pour un cerveau dépourvu d’imagination et trop raboteuse pour un vélo sans suspension.

Au volant de mon King Kikapu, je suis aux petits oiseaux. Le pace est très civilisé, nous laissons les autres équipes travailler et je m’amuse à voir certains brûler leurs cartouches. Brûler des cartouches! Voici la clef d’une course comme celle-là. Contrairement à un cross-country, contrairement à un raid de deux ou trois jours, cette course se résume à économiser son énergie pour en avoir jusqu’à la fin. Plusieurs ne l’ont pas compris et gaspillent de précieuses cartouches. L’équipe Flash 5 est constituée d’un petit coureur très fort et d’un grand coureur moins fort. À chaque côte que nous rencontrons, le petit donne un coup et prend 10 mètres d’avance et le grand doit tirer le pack derrière. Du bon travail d’équipe! De même, hier, dans le dernier 30 km infernal, le petit montait les côtes à l’arraché, forçant comme si ça avait été le dernier tour d’une Coupe du Monde. Il s’arrêtait ensuite et encourageait son partner : « Let’s go! You can do it! Spin those pedals! Good job! Mike m’a dit que si je lui avais fait ça, il m’aurait sacré une bonne claque en arrière du casque.

D’autres équipes tombent dans le même panneau. Le fort reste en avant et garde la pace élevé, le fable est pris derrière, il se fait distancer puis doit forcer pour boucher le trou. Que de gaspillage d’énergie! Nos masters Rocky Mountain n’y échappent pas : Eric Crowe semble le plus fort, et il est souvent à l’avant, forçant le pace. Tony, lui, a décidé qu’il restait dans notre roue. Je le soupçonne d’avoir une bonne expérience des tactiques de route, et il me le confirme bientôt. Quand je vois son jeu, je fais par exprès pour laisser un écart se former avec le peloton. Tony se retrouve donc isolé de son partner Eric en avant. C’est lui qui doit donc fournir l’effort pour nous ramener en avant, et ça lui fait brûler des cartouches. En bon roadie, il applique le principe « pas question que je travaille pour toi » et attaque férocement afin de ne pas nous traîner dans son sillon. Sauf que c’est tellement prévisible et si facile d’embarquer dans sa roue. Je dois retenir Michel, qui compromet ma stratégie en nous ramenant au peloton lui-même. « Mike! C’est pas à toi de bridger, laisse travailler Tony! » Y me répond qu’il haït les tactiques de route et s’en remet à moi et va rester sagement derrière. Je résume la tactique :« reste juste sur la grosse plate, prêt à réagir quand Tony attaque ».

Cette route plate se déroule ainsi à n’en plus finir. Seul le décor derrière se renouvelle, révélant des montagnes à chaque fois plus impressionnantes. Après 80 kilomètres, Michel pousse un soupir de soulagement quand nous entrons dans une sections de sentiers. Enfin du changement! Ça monte steady pour plusieurs kilomètres, Tony et Eric, subtilement, augmentent le pace, espérant nous perdre, mais nous n’avons pas trop de difficulté à suivre. Même chose dans les sections rapides de descente qui suivent. On se paye la traite en roulant à fond de train pour de longues minutes. Notre groupe s’est réduit à quatre équipes. Eric est déchaîné en avant, nous on est prudents. Comme d’habitude, notre mot d’ordre est d’éviter les crevaisons et éviter de se perdre.

Une équipe s’arrête soudain au beau milieu d’une descente ultra-rapide. Eric pense qu’ils ont une crevaison et dévale la pente jusqu’en bas. Tony et nous, on constate qu’il y avait une flèche et qu’il fallait tourner à droite. Tout le monde se met à crier : « ERIIIIIIC!!!! » mais trop tard, il est disparu tout au loin, au pied de cette gigantesque côte qui n’en finit plus. J’offre mes sincères regrets et condoléances à Tony, car nous savons qu’Eric en a pour de longues minutes avant de s’en apercevoir et refaire le chemin inverse. Michel fait alors une proposition surprenante « On les attend-tu? » « Ben… ouais, pourquoi pas? » Que je réponds. J’avais pas pensé comment on aurait filé cheap de les battre de cette façon, à cause d’une erreur d’inattention. Et surtout comment Eric aurait filé cheap face à Tony le restant de la semaine. Une grande amitié aurait pu être brisée par notre faute! Snif! Alors, nous nous assoyons dans les aiguilles de sapin et sortons la sandwiche au jambon qui nous reste pendant que le 4 roues ici présent descend la côte à la recherche de Eric Crowe. (la sandwiche au jambon est une autre tactique de vieux routier afin de saper le moral des troupes adverses. Ça fait toujours son effet quand les gars commencent à être toastés et prennent des gels, tu passes à coté, désinvolte, tenant ta sandwiche à deux mains et tu leur en offre un morceau. Surprise et envie garanties)

Le 4 roues transportait un caméraman, qui en profite pour nous demander ce qui se passe ici. Je donne ma version, puis Tony donne la sienne. Étant donné mon élocution et mon léger accent, c’est le témoignage de Tony qui sera retenu lors du vidéo de fin de soirée et fera de nous les vedettes du jour, champions du fair-play. Il dit en gros : « mon coéquipier a manqué un tournant et s’est perdu, et ces deux gars-là, qui sont à neuf secondes de nous au classement général, ont décidé de nous attendre. J’ai de la peine à y croire, quel beau geste, je leur lève mon chapeau et tatati et tatata. » Quelle belle histoire pour la TV les amis, ça c’est du bon stuff, du human interest, du drame humain dont sont tissés les grands exploits sportifs!

Ce jour-là, on s’est fait deux amis. Ils combattront jusqu’au dernier souffle pour gagner, mais on a gagné leur respect et celui de toutes les équipes. Eric finit par comprendre son erreur et remonter la côte et il se confond en remerciements alors que nous repartons dans une section de singletrack vraiment tripante, toute tapissée d’aiguilles de sapin.

On doit éviter des tas de merde fraîche. Eric, qui travaille au Service des Parcs du B.C. à Whistler, nous assure que c’est du caca de grizzli. Heureusement que j’ai ma fidèle sonnette à mon guidon pour les prévenir, car j’ai oublié d’amener ma cloche à ours, vous savez, ce grelôt qui se fixe sous la selle.

Au fait, je demande à Tony comment il sait que c’est bien du poop de grizzli. Il m’explique que la fiente d’ours noir contient des petits fruits tandis que la fiente de grizzli contient des cloches à ours. Ah! Ah! Je la connaissais, celle-là, mais est bonne!

On traverse un camping et on croise un employé des Parcs en quatre roues, qui suit à la trace le grizzli en question avec un GPS.

On sort du bois au deuxième ravitaillement. Il nous reste 40 kilomètres d’asphalte sur la route 40, très large et grandiose, mais quasi-déserte coté traffic. Nous entamons la montée vers Highwood pass, la route asphaltée la plus élevée au Canada (2206 m). Comme les relais de Tony laissent à désirer, j’instaure le régime de la cloche : je chronomètre une minute exactement, donne un coup de clochette qui signifie qu’il faut passer le relais. Le système fonctionne à merveille et nous avalons les kilomètres à bonne vitesse, travaillant également, rattrapant certaines équipes parties devant et travaillant seules. Il faut dire qu’on a un méchant vent de face, qui viendra à bout de la patience de plusieurs.

L’étape se termine à Etherington Creek, petit camping perdu au milieu des montagnes. Les gars nous laissent l’étape, on se retrouve donc à 7 secondes d’eux. On a passé six heures en selle.

Ce soir au souper, comme ça arrive souvent, ovation pour la dernière équipe qui passe le fil d’arrivée pendant que tout le monde finit de souper. Il est 7h, ils sont partis à 8h am. Ayoyye!