Journal du TransRockies: Étape 7

C’est la dernière journée. Déjà. Pourtant, je suis top-shape. Non, c’est des blagues, y’est temps que ça finizze, mon corps est fatigué. J’ai deux orteils engourdis, une douleur bizarre à la main droite, la même chose à l’épaule gauche, et en plus des douze boutons, j’ai une ampoule grosse comme une balle de golf sur la fesse droite. Mike, lui, est top-shape pour de vrai. Il est bien adapté à l’altitude et au climat chaud et sec, et sa forme s’améliore chaque jour. Il m’épate, il m’époustoufle.

Nous avons 55 minutes d’avance sur la deuxième équipe et 1h45 sur la troisième. Donc, pour gagner (c’est qu’on commence à y penser)(mais il ne faut pas vendre la peau de la mèche avant de l’avoir brûlée par les deux bouts), il s’agit de terminer sans se perdre, sans se blesser ou rien briser de trop grave. D’ailleurs, depuis qu’on a vu Eric casser son dérailleur, nous transportons un dérailleur de secours.

Faut pas penser que la journée sera facile. Cette victoire d’étape à Canmore est très significative, car c’est la dernière et la plus médiatisée. Les autres équipes, à défaut de gagner le général, voudraient bien ajouter une victoire à leur palmares. L’équipe Rocky Mountain semble avoir du plomb dans l’aile mais on ne sait jamais, ils peuvent rebondir. L’équipe Kona/PedalMag et les Polonais sont devenus menaçants. Ils viennent de gagner deux étapes, ils savent qu’ils sont capables de nous tenir tête et on sait qu’ils veulent la victoire d’étape. Mais nous aussi on la veut cette victoire et il n’est plus question de faire de cadeau! On n’a pas à repartir demain, alors on peut y laisser nos jambes. Si ils veulent notre peau, on va la vendre chèrement! C’est donc une bataille à quatre qui promet!

Deux minutes avant le départ, je dis bien 2 minutes, on voit les deux mexicains et Sébastien et Daniel, de l’équipe Brunet, qui arrivent à la course avec leurs *&@# de grosses poches Addidas. Le shuttle de l’hôtel Kananaskis s’est trompé de chemin, et c’est Daniel qui a dû montrer le chemin au conducteur. « On a-tu ben fait de coucher ici? » qu’on se dit, Mike et moi. On les attend avant de dire GO.

Après quelques minutes en gros gros peloton sur la gravelle, on vire subitement dans un champ. Immédiatement, c’est la panique et il faut s’accrocher pour retrouver une bonne position. Aussi brusquement, on arrive à une petite falaise, avec un escalier qui descend. Pendant que les premiers roulent allègrement dans les larges marches, derrière, ça tombe, ça démonte, c’est la bousculade générale. Michel a une bonne position devant, mais je me retrouve coincé derrière trois coureurs. Michel crie régulièrement « Gilles ? » pour s’assurer que je suis toujours là. Chaque fois, je lui réponds « chus là ». Le sentier est sinueux et plat et on roule à toute allure. Pas facile de passer. On garde le contact « vocal », tout comme les polonais, qui sont pas loin derrière et crient dans leur langue. Je suis accoté au fond, comme je le serais dans le premier tour d’un cross-country, alors qu’on lutte pour garder notre position. On sait que c’est un coup à donner et que ça nous permettra de distancer les autres masters et qu’on pourra se retrouver dans un meilleur peloton pour les parties roulantes qui s’en viennent. C’est ce qui se passe. On sort du singletrack rapide pour reprendre la large route de gravelle d’hier. Notre groupe est constitué des Flash Five et des gars du Bike Shop (deux équipes seniors qu’on a côtoyées souvent) et y’a un gars tout seul derrière moi. Les polonais chassent seuls à 30 secondes derrière. C’est parfait.

On arrive à des sections descendantes très rapides, certaines avec des cailloux coupants. Les deux équipes devant descendent à leur façon habituelle, c’est-à-dire comme des déchaînés, pendant que nous y allons prudemment, toujours pour éviter les crevaisons. Résultat : on conserve notre avance mais on se retrouve avec juste le gars tout seul qui nous suit depuis un bout. On lui demande son nom, (Javier, un espagnol) et où est son partner. Il nous explique qu’il roule seul depuis le deuxième jour parce que son partner est beaucoup moins fort. On comprend tout quand il nous dit que c’est Ian son partner. Ian est ce journaliste rencontré à l’inscription qui s’est matché avec Javier sans avoir roulé ensemble un seule fois. Quelques courriels et bingo! le team « Blind date » était né. Après que Javier eut cueilli des fleurs aux abords des sentiers pendant sept heures en attendant Ian la première journée, ils ont décidé de faire cavaliers seuls pour les étapes suivantes. Ian s’est matché avec une fille d’un team de filles qui a chié, tandis que les organisateurs ont permis à Javier de partir seul, en autant qu’il collait à une équipe ou l’autre en tout temps. Aujourd’hui, c’est à nous qu’il colle. Nous lui souhaitons donc la bienvenue au sein du Québec team, en autant qu’il veuille participer à l’effort collectif. On fait donc à trois les sections roulantes qui suivent, dont quelques kilomètres d’asphalte. Ça va bien, on voit toujours personne derrière. (On apprendra après la course que nos polonais ont cessé de chasser après que Stan eut pris deux plonges spectaculaires à haute vitesse dans les sections roulantes de tantôt.)(Je vous ai tu dit que Stan se prononçait STAN comme dans STAN dup for the champions, STAN de patates frites, ou STAN farce Louis?)

On longe ensuite la route Trans-canadienne dans un sentier étroit entouré de haute herbes. Michel me laisse le lead et je pilote de mon mieux à travers les méandres et les obstacles. De temps en temps, un petit pont de bois à traverser, avec ou sans garde-fou. Les ponts sont faits de seulement trois deux-par-six côte-à-côte, sur le sens de la longueur. C’est niaiseux à traverser, sauf la fois où ma roue avant coince entre deux planches et je dois déclipper et arrêter au milieu du petit pont pour ne pas tomber. Mike me suit de proche, je me revire pour l’avertir, trop tard, le voilà qui perd l’équilibre et tombe sur le côté, et se retrouve à faire l’étoile, agrippé à un arbre, le vélo entre les pattes, pour pas tomber dans le ruisseau en bas. Javier et moi, on est morts de rire. Mike, le super-pilote qui n’a pas tomber de l’été, il a fallu que ce soit moi qui l’envoie dans le décor. C’est tordant, j’aurais aimé pouvoir prendre une photo. Mais pas de temps à perdre, faut continuer, les autres doivent être pas trop loin.

Il faut croire que ma vitesse de « confort » (c’est relatif, parce que je suis accoté dans le tape depuis le début et j’ai tellement peur de sauter) n’est pas suffisante, car voit-tu pas que Nels et Paul, de l’équipe Kona/PedalMag nous rejoignent. On s’échange quelques politesses, genre « Hey guys! Comment ça va? Glad to see you, well… almost! Etc. » Mike et moi, on avait déjà discuté que ça nous tentait pas de baucher dans le dix derniers kilomètres dans le Nordic Center à Canmore. Trop dur et trop risqué. Il nous reste environ 30 kilomètres à faire, les gars ont dû forcer pour nous rattraper, c’est le temps d’attaquer de nouveau. Ça tombe bien, parce que le sentier est devenu à flanc de montagne, très étroit et assez difficile, avec des escaliers à monter et des caps de roches. Du vrai cyclo-cross et c’est notre force. Sans se parler, Mike et moi on s’est compris et on crinque ça dans le tapis pour créer tout de suite un écart. En deux minutes c’est fait. Pus de Paul, Nels ou Javier en vue derrière. On garde ce train d’enfer pour tout le reste du sentier. C’est pas facile mais c’est tripant. Il faut monter, démonter au bon moment, piloter dans les grosses roches à flanc de falaise. Une erreur et on perd de précieuses secondes. Je suis fier de moi, car je pilote comme un chef. Impressionnant de voir comment 7 jours de bike dans ces conditions peuvent améliorer vos habiletés techniques. Mike itou est impressionné.

20 km à faire : On se ramasse sur les bords de la Trans-canadienne, mais pus aucun flag en vue. Shit! On va tout perdre notre avance! On continue, cherchant du tape orange… rien. Il aurait probablement fallu rester sur le sentier qui longe, à côté. On capote, mais on panique pas. Dans une ouverture dans le bois, on voit le sentier en question et je crois apercevoir du ruban… à moins que ce ne soit un sapin mort jauni. On y va, avec l’incertitude des Dupont et Dupond dans Tintin au pays de l’or noir, qui commencent à voir des mirages partout. YES! C’est du ruban! On est back on track! Ça fait deux fois que ça arrive aujourd’hui, alors faut se surveiller, qu’on se répète. Ça serait poche de se perdre si proche du but.

10 km à faire : On approche de Canmore et du Nordic Center. J’ai pus de jambes, chus fait. J’arrive très difficilement à suivre Mike. J’ai perdu mon dernier flacon d’Hammergel tout à l’heure, Mike me passe un de ses Powergels. On fait quelques bouts d’asphalte et on ne voit personne derrière, à moins d’une minute. Mike est infatigable, mû par l’adrénaline et l’émotion, à mesure que nous sentons la victoire possible. On croise une jeune fille en kilt qui joue de la cornemuse. À moins que j’hallucine? Non, c’est vrai. Aussi vrai que le Bonhomme Carnaval, Elvis et le Monsieur Michelin que nous dépassons peu après. Non, c’est des jokes, chus pas bonké encore et la joueuse de cornemuse, Mike l’a vue aussi.

5 km à faire : Nous sommes dans les trails du Nordic Center, à Canmore, dernière côtes à monter, shit que j’en arrache! Ça viraille d’une trail à l’autre, on ne cesse de se répéter : « checke les flags! »

Mike m’attend en haut de chaque côte. À un moment donné, je le regarde comme y faut : ma parole, y braille! Je n’en crois pas mes yeux… Ti-Mike qui braille! Lui qui est calme et posé dans la pire situation de panique, lui qui m’a coaché calmement toute la semaine, qui savait toujours quoi faire en toute circonstance, les grosses larmes y coulent dans la face! C’est pas vraiment le moment de le psychanaliser pour savoir ce qui se passe dans sa tête, alors, je me contente de répéter notre leitmotiv: « Checke les flags, Mike! »

2km à faire : On déboule vers le centre-ville de Canmore, toujours en tête. La rue principale est fermée, il y a du monde partout. Crazy Larry, personnage bien connu dans le coin, est déguisé en clown et nous crie de quoi que je comprends pas, genre « ma gang de malades, vous êtes rendus, vous avez réussi! »

L’arrivée est en vue : Un dernier coup de pédale et on passe dessous l’arche pour la dernière fois de cette course, en première place de notre catégorie pour la quatrième fois, et cinquièmes au classement général.

On s’arrête devant les caméras et les polices montées, qui nous passent les médailles de finisseurs dans le cou. En passant la ligne, Mike a porté ses mains à son visage, emporté par l’émotion. Il reste un très long moment penché sur son guidon, les mains sur le casque, à brailler comme un veau. Moi, le grand émotif, qui braille à la pensée du moindre exploit sportif, (juste l’écrire dans le moment, je braille) c’est drôle, mais là, chus ben calme, quasiment mal à l’aise de voir mon Ti-Mike dans tous ses états comme ça. Il finit par relever la tête et on se serre bien fort comme on l’a pas encore fait à date. Toute l’émotion des dernières journées passe à travers cette longue accolade. Chester, l’organisateur, est à côté, et il dira plus tard à Mike qu’il l’a fait brailler lui itou.

Ça résume le feeling d’une telle course. Tellement dure, mais on est tellement fier de l’avoir terminée. Après ça, c’est les fleurs et l’entrevue pour la TV et les félicitations et célébrations avec les autres participants, qui arrivent un après l’autre. Imaginez l’euphorie d’une fin de raid, mais à la puissance 10!

Les gars de Kona/Pedal magazine arrivent deuxièmes masters, tout juste une minute après nous. Paul nous félicite et probablement qu’il me pile sur le pied lorsque le photographe appuie su le piton, car ça donne une photo où j’ai l’air d’un cave, qui figure maintenant à l’en-tête du site TransRockies.com. Merveilleux.

Les arrivées les plus remarquées :
Stewart Dalziel, qui a pris une méga-débarque avec 60 km à faire dans le parcours. Il s’est disloqué l’épaule et fracturé la mâchoire. Ben croyez-non ou le, il a fini sa course. Il a passé le fil d’arrivée tout croche, tout scrappe, l’épaule tout croche et la face grosse comme l’homme-éléphant.

Simone Hornegger, de l’équipe Adidas-Martini, leaders chez les Mixtes, (les kings de la tow-rope) qui, elle aussi, a fait un megaOver-the-bars plus tôt et qui a continué malgré une entorse cervicale.(On les verra pas ce soir au party, ils vont direct à l’hôpital)

Aussi estomaquant : Brett Wolfe, un gars de Seattle amputé d’une jambe suite à un accident de moto dans sa jeunesse. Sa jambe droite est coupée plus haut que le genou, elle est toute molle, du Jello. Pas d’orthèse possible. Son Yeti a une seule manivelle et quatre plateaux. Il a terminé toutes les étapes, bien plus vite que bien du monde à deux jambes. Avec sa partenaire, ils terminent 9e sur 20 équipes mixtes. Très humble, il faut lui faire avouer que c’est lui qui attend le plus souvent sa partenaire. Il avoue aussi que ce n’est pas sa première course du genre : il a fait le Trans-Alp l’an passé et un 24 heures Solo à Snowshoe (pas des plus faciles)! Tout au long de la semaine, Brett était notre inspiration. Quand c’était dur, quand ça allait mal, on pensait à lui et on oubliait nos petits problèmes. Quand on titubait en traversant les rivières à gué, quand on en arrachait à pousser nos vélos dans les sentiers trop abrupts, on pensait à lui.

Les derniers à arriver : Richard Woodbury, 58 ans, et sa femme Laurie, 48 ans. Tous les jours, ils furent les derniers à arriver. Mais ils sont repartis tous les matins.

En soirée, c’est le party des adieux et tout le monde se défoule. Les cérémonies nous amènent sur le podium une septième et dernière fois, toujours au son de la toune fétiche…Stand up, stand up, for the champions etc (mp3). Tout le monde est appelé en avant pour la remise des fameux « Finisher’s T-shirts », cette récompense ultime, ce témoin que vous allez porter fièrement pour dire au monde que vous avez survécu à la plus dure course de vélo de montagne au monde. Les 50 bénévoles impliqués sont aussi appelés en avant et chaudement applaudis. Ils ont fait un travail épatant. Brett l’unijambiste est aussi appelé, et on lui remet un beau vélo Giant flambant neu.

Il y a une semaine, nous étions 160 étrangers ou presque, maintenant nous sommes 160 chums. Les adresses de courriel s’échangent, la bière coule à flot. Depuis une semaine qu’on fait des fleurs ou qu’on rend service à nos camarades coureurs, Michel et moi, on se fait payer la traite toute la soirée. Une chance qu’on a pas bu toute la bière qu’on nous a offert, sinon, nous n’aurions pu garder notre dignité. On paie aussi le champagne à nos potes des trois teams masters qu’on a côtoyés de plus près.

Ramon, le mexicain, par contre, a cruisé toute la soirée et n’a refusé aucune bière. On le ramasse à minuit, endormi sur sa chaise, le fond de culottes tout mouillé parce qu’il a fait pipi. On le reconduit à son sac de couchage au gymnase. On va ensuite en ville manger une pizza, où on en profite pour soudoyer Ursula, une des organisatrices, afin qu’elle nous réserve une place au TransAlp l’an prochain!