Feuilleton Albina: Albina crève

Voici un nouvel épisode de la vie d’Albina. Aujourd’hui, elle fait face à une situation que nous connaissons tous un jour ou l’autre: la crevaison!



Albina crève

Il faudrait ralentir un peu, dit Antoine en se retournant sur sa selle, je crois qu’on a semé Albina.

Nous ralentissons puis, comme elle n’apparaît toujours pas, nous nous arrêtons complètement et continuons à bavarder.

Elle a dû avoir un pépin, dit Antoine au bout d’un moment. Il faudrait aller voir.

Déjà il fait demi-tour quand je l’arrête. Albina, en effet, a pu avoir un pépin. Comme elle a tout simplement pu crever. Et, si c’est le cas, je ne serais pas fâché de lui faire entrer un peu de plomb dans la tête et de lui donner une petite leçon.

Il faut dire que, pour tout ce qui touche à ce qu’elle appelle « la mécanique », Albina fait preuve d’une mauvaise volonté à couper au couteau. Pédagogue comme je suis, il est bien évident que je lui ai dit cent fois qu’il fallait qu’elle apprenne à réparer une crevaison. J’ai même démonté et remonté des pneus devant elle en lui indiquant toutes les manœuvres à accomplir. Sans beaucoup de résultat, je crois.

C’est très intéressant, dit Albina. C’est dommage qu’il faut faire ça de temps en temps parce que ça laisse les mains tout sales ensuite. Mais c’est très intéressant, vraiment !
Vous avez bien compris, Albina ? Vous sauriez le faire, maintenant ?
Je crois, oui. Mais vous savez, moi, je suis protégée par une étoile. En automobile je n’ai jamais crevé un roue, à la plage je n’ai jamais crevé une matelas pneumatique et à la tennis je n’ai jamais crevé un balle. La gomme et moi, on est comme ça tous les deux.

Et elle croise l’index et le majeur pour me montrer à quel point elle est copine avec le caoutchouc et combien peu il y a de chances pour qu’elle crève un jour.

Aussi aujourd’hui, sournoisement, je pense que si elle a crevé, seule sur la route et nous croyant déjà loin, c’est le moment ou jamais de lui montrer que la protection des étoiles, en matière de silex, ce n’est pas toujours garanti.

Tandis que j’explique tout cela à Antoine, nous sommes revenus sur nos pas jusqu’au virage et là, me dissimulant du mieux que je peux, je regarde l’étendue de route que nous venons de parcourir. À cinq cents mètres environ, Albina est arrêtée sur le bord de la chaussée et considère mélancoliquement son vélo. D’après ce que je devine, mes vœux sont comblés : elle a crevé. Et de la roue arrière, la plus embêtante !

Nous laissons nos vélos derrière le virage et, profitant du sous-bois qui longe la route, nous revenons silencieusement à quelques mètres d’Albina et nous dissimulons derrière un buisson. Voilà un spectacle tout à fait revigorant et qui me paye un peu de toutes mes patiences.

Albina tâte son pneu, regarde dans la direction que nous avons prise, fait une moue, prend sa pompe, gonfle, tâte son pneu, secoue la tête, tape du pied, profère des jurons américains, croise les bras, tâte son pneu, dévisse un papillon, le revisse, jure en français, hausse les épaules, sifflote, regarde si nous arrivons, marmonne, tâte son pneu, s’assied dans l’herbe, croise ses bras sur ses genoux, se relève d’un bond et fait le geste auguste du stoppeur parce qu’elle a entendu arriver une automobile.

C’est un homme seul. À la vue d’Albina, il freine si brutalement qu’il laisse la moitié de ses pneus sur la route. Il jaillit hors de la voiture et ses yeux hors de sa tête. Il se fait tout chat, avec un sourire dévastateur et des pensées primesautières plein les mains.

Il tâte les pneus d’Albina, hésite à tâter Albina elle-même, s’avoue impuissant à la dépanner et lui propose avec beaucoup d’onction de l’emmener dans la jolie voiture. Mais Albina dit que non, merci beaucoup, qu’elle ne peut pas abandonner son vélo. À quoi le gentil monsieur dit qu’on le mettra bien soigneusement dans le grand coffre. Mais Albina dit que, merci vraiment, mais qu’elle attendra une voiture avec un monsieur, un grand coffre et une dame. Le monsieur quitte son air chat, remonte dans la belle voiture dont il claque sauvagement la portière et démarre en laissant l’autre moitié de ses pneus sur la route.

Antoine et moi on se pousse du coude et on s’amuse bien.

Albina fait « Hého ! » plusieurs fois et assez fort, mais nous ne lui répondons pas. Elle tâte son pneu, mais il ne s’est pas regonflé. Alors elle s’assied dans l’herbe.

Arrive un cycliste qu’elle n’a pas entendu venir mais qui s’arrête de lui-même et demande si quelque chose ne va pas, parce que les cyclistes sont comme ça, serviables et tout. Surtout avec les jeunes filles blondes.

Il fouille dans la sacoche d’Albina, prend les démontes-pneus et, en deux temps et trois mouvements, en promenant la chambre à air gonflée devant sa bouche ouverte pour sentir l’air, il trouve le trou et le montre à Albina.

C’est là, dit-il. Passez-moi vos rustines.
Mes quoi ? dit Albina.

Il s’ensuit un dialogue de sourds au bout duquel il est clair qu’Albina n’en a pas davantage, car il roule sur des boyaux et il a un boyau de rechange.

Avec Antoine, derrière notre buisson on passe du bon temps !

Bon ! dit le gars après s’être gratté la tête. Eh bien, voilà voilà voilà ! Je crois que je vais vous laisser !
Si vous rattrapez deux cyclistes, dit Albina, c’est des amis de moi. Dites-leur de revenir, s’il vous plaît.
Ils sont loin ?
Assez, je crois.
Eh bien, ils vont être contents !

Puis ils se disent au revoir et Albina reste seule avec un vélo retourné, une roue défaite, une chaîne qui pend, un pneu vide et une chambre à air trouée. Et nous, censément au diable vauvert.

Antoine me fait signe que ça suffit comme cela et qu’on devrait y aller. Je dis non de la tête. Moi, je veux voir travailler les étoiles qui protègent les jeunes filles qui ont réponse à tout.

Il se passe un petit moment puis le cycliste revient, hilare, en brandissant un sachet de rustines. Il a dû rencontrer un congénère qui en avait deux. Il l’explique à Albina, mais nous ne le saurons jamais car au même moment passe un gros camion qui fait un bruit d’enfer.

Le cycliste place la rustine, à peine interrompu par Albina qui lui demande s’il ne faut pas la lécher d’abord. Ça l’amuse bien.

Eh bien, vous, dit-il, on se demande qui vous a appris à aller à vélo !

Antoine rigole. Tout seul.

C’est réparé en un clin d’œil et les voilà partis tous les deux, le garçon pas fâché de faire un bout de route avec cette jolie fille. Ils s’éloignent en bavardant.

Avec Antoine, nous revenons à pied par la route jusqu’à nos vélos. Partis en papotant comme ils sont partis, on les rattrapera vite. J’affûte déjà les compliments que je vais faire à Albina.

Justement elle est là, Albina, assise dans l’herbe à côté de nos bicyclettes. Elle les a vues au passage et, lâchant son chevalier servant, elle nous attend comme une bonne petite camarade qui comprend la plaisanterie.

Alors ? dis-je gaiement. On a crevé ?
Oui, dit-elle en me montrant ma roue arrière à plat. Tous les deux !

C’est un peu vexant, je le reconnais, mais c’est l’occasion de lui montrer que moi je fais ces petites choses en un tournemain.

Tandis que je m’active, Albina nous raconte sa crevaison, c’est-à-dire ce que nous savons déjà, à un détail près.

Il a vu vos baïcycl’s derrière le virage, dit-elle. Alors il a pris les rustines dans votre sacoche et il est revenu réparer mon roue. C’est une garçon malin, non ?
Très malin, dis-je en ôtant ma roue. Et serviable.
Et veinard ! dit Antoine. Parce que, s’il avait fouillé dans ma sacoche, il n’aurait rien trouvé. J’ai usé ma dernière rustine ce matin.

Je me dispose à pontifier derechef sur les cyclistes insouciants quand Albina me coupe la parole :

Oh ! Vous savez, je pense à un chose ! Quand il a réparé mon pneu, il a mis le sachet de rustines dans son poche. Et… et je crois qu’en repassant ici, devant les veylows, il a oublié de le remettre en place.

Ce n’est, vérification faite, que l’abominable vérité. Je n’ai pas, Antoine n’a pas, Albina n’a pas, nous n’avons pas de rustines.

C’est d’autant plus idiote, dit Albina, que lui n’en a pas besoin. Il m’a dit qu’il roule sur des tripes !

Mes amis, comme de bons amis, ne m’abandonnent pas dans le malheur et c’est à pied, tous les trois, que nous gagnons le bourg heureusement voisin.

En tout cas, il m’a appris une chose que vous, vous ne m’avez jamais dit ! Les rustines, dit Albina, ça ne se lèche pas !