La semaine dernière, Albina découvrait le célérifère et la draisienne. Cette semaine, elle découvre qui est Vélocio.
Albina chez Vélocio
– Qu’est ce que j’apprends, Albina, vous êtes allée à la piscine ?
– Oui, dit Albina, nager !
– Vous savez pourtant que je vous ai interd… défend… Je veux dire : déconseillé de nager en période de cyclisme !
– Je sais, dit Albina, mais j’aime nager et j’avais une costume de bain nouveau.
– Et demain, à vélo, vous aurez les jambes coupées, les muscles noués et les tendons douloureux. Vous serez fatiguée et vous irez vous plaindre de vos états d’âme chez votre psychiatre favori ! Quant au plaisir que l’on peut éprouver à aller éternellement de long en large dans une cuvette de béton remplie d’eau javellisée où tout le monde fait pipi, cela me dépasse !
– Si vous n’aimez pas cela, dit Jean-François B., n’en dégoûtez pas les autres !
Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire pour dégoûter Jean-François B. de quelque sport que ce soit. Il les pratique tous (y compris le vélo) avec un égal bonheur, démolit toutes mes théories et donne un exemple déplorable à Albina qui s’obstine à vouloir partager le cyclisme avec des activités mineures et contre-indiquées, telles que le tennis ou la natation, ce qui est proprement aberrant.
– D’ailleurs, ajoute Albina, ces jours-ci je ne fais pas de veylow.
– Justement si ! Je vous emmène à Vélocio après-demain.
– Veylow, quoi ?
– Cio !
– Qu’es acco ? dit Albina qui se pique de parler ce qu’elle croit être l’argot parisien.
– Vélocio était…, dis-je.
– Bon ! dit Jean-François en se levant. Au revoir tout le monde. Si on commence à raconter la geste épique de Vélocio, moi je m’en vais. Je la connais par cœur.
Il sort pour aller faire une heure de judo et un peu d’escrime avant de sauter quelques haies. Il croise Antoine qui arrive.
– Il s’en va ? dit Antoine.
– Oui, dit Albina, parce qu’on va parler d’un monsieur qui fait des gestes qui piquent.
– On dit un acuponcteur, pontifie Antoine. Ils sont, en général, chinois.
– Eh bien, dit Albina, nous y allons justement demain, il paraît, chez ce général chinois. À veylow !
Je me sens, par instants, un peu découragé. Je jure que je ferais une bonne cycliste d’Albina si mes copains ne s’en mêlaient pas tout le temps.
– Bien ! dis-je. Ça y est ? Je peux continuer ? Merci ! Or donc, Vélocio…
– Ah bon ! dit Antoine. C’est de Vélocio qu’il s’agit ? Il était acuponcteur, en plus ? J’ignorais. Dans le fond, ça ne m’étonne pas. Rien ne saurait m’étonner de Vélocio. Tu commençais ou tu finissais ?
– J’essayais de commencer.
– Bon ! Je vais faire un tour, alors. Je reviens dans deux ou trois heures écouter la péroraison, qui est toujours très belle, et réveiller Albina.
Il sort et Albina, qui est très gentille, me réconforte, essuie mes larmes avec son écharpe et m’encourage à continuer en m’assurant qu’elle est particulièrement anxieuse de tout savoir sur Vélocio.
– Vélocio, dis-je, de son vrai nom Paul de Vivie, était grand amateur de bicyclette, né en 1853, qui vivait à Saint-Étienne. Fervent cycliste, un peu original…
– Tous les cyclistes sont originals !
– Naux !
– Si !
– Peu importe ! Donc Vélocio a étudié, modifié, amélioré, inventé, expérimenté, décortiqué, essayé et vendu tout ce qui roule sur deux roues, depuis le grand bi jusqu’à la bicyclette actuelle. Il a créé une école, enseigné des disciples, formulé des lois, édicté des commandements, prêché le végétarisme, fondé une revue, le Cycliste, qui paraît encore, et est mort accidentellement en 1930, à l’âge de soixante dix-sept ans. Voilà !
– C’est tout ? dit Albina déçue. Jean-François et Antoine avaient l’air de dire que vous alliez être aussi ennuyeux que pour M. de Sivrac avec son célérifère.
– Je constate avec plaisir que, quelque ennuyeux que je sois, vous vous rappelez le nom de M. de Sivrac et de son célérifère, ce qui est déjà une bonne chose. Pour Vélocio, j’ai abrégé, ils m’ont sapé le moral, mais il y aurait matière à un livre. J’ajoute simplement qu’il a inventé le mot « cyclotourisme », ce qui n’est pas, à mon avis, ce qu’il a fait de mieux, qu’il est resté, pour tout ce qui pédale en France et hors de France, une sorte de pape respectable et respecté et que son souvenir est commémoré chaque année à Saint-Étienne par une fête cycliste appelée Journée Vélocio, et où précisément nous allons après-demain avec Antoine.
– Et pas Jean-François ?
– Et pas Jean-François ! Après-demain, Jean-François fait un peu de bateau, quelques kilomètres de course à pied, une partie de pelote basque, un peu d’athlétisme et de l’aviron. Je ne sais pas s’il lui restera du temps de libre.
– S’il lui reste, dit Albina, je lui apprendrai le base-ball.
La journée Vélocio, à Saint-Étienne, est une épreuve cycliste qui consiste à grimper le col de la République à bicyclette. Ce col s’élevant de 559 mètres sur 12,84 km, l’exploit paraîtrait à la portée des mollets les plus indolents si la tradition ne voulait que cette côte fût montée le plus rapidement possible.
– Ce qui est, dit Albina, ajouter la sadisme à le difficulté.
Les réjouissances commencent la veille par un vin d’honneur offert par la municipalité de Saint-Étienne, et au cours duquel les participants écoutent des allocutions qui traitent uniquement des joies et des bienfaits de la bicyclette. Tous les auditeurs étant venus là à leurs frais (et certains de fort loin) pour le seul plaisir de parcourir à vélo douze kilomètres fort pentus, il est à peine besoin de souligner que cette réunion se déroule dans la plus parfaite communion d’idées et qu’un éventuel contradicteur serait immédiatement saisi par ses éventuelles moustaches et assommé à coups de pompe à vélo jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Le côté musclé de la chose commence le lendemain matin aux aurores. Cette année-là, le plus jeune des mille cinq cents participants avait huit ans et le plus âgé quatre-vingt-cinq ans. C’est dire qu’en plus des catégories de sexe, des catégories d’âge ont été créés, qui se divisent elles-mêmes en deux sections : les cyclosportifs (délai 1h20) et les cyclotouristes (délai 1h40). Les premiers considérant, comme il se doit, qu’ils diffèrent des seconds de toute la distance qui sépare Anquetil de son facteur.
Antoine et moi, dans l’ignorance où nous étions de ces subtilités (c’était la première fois que nous participions) avions choisi bêtement la catégorie « cyclosportifs » qui présentait à nos yeux candides l’énorme avantage de nous faire lever une heure plus tard. Cette erreur d’appréciation explique qu’à 10 heures du matin, nous nous trouvâmes sur la ligne de départ entourés d’une quarantaine de pétulants quadra-quinquagénaires auxquels la grandeur de l’événement avait rendu leurs vingt ans au point de les faire se vêtir en coureurs cyclistes.
Albina était partie un peu en avant avec un groupe de jeunes femmes de son âge.
Au coup de pistolet du starter, nos frétillants contemporains prirent leur vol comme une compagnie de perdrix et dans un sprint échevelé (en dépit des 8% de la pente) disparurent bientôt au tournant de la route, tandis qu’Antoine et moi, que le déplacement d’air avait failli jeter à terre, commencions à monter le col à notre allure habituelle de grimpeurs, c’est-à-dire lentement mais sûrement.
La vérité m’oblige à dire que dans l’optique cyclosportive de l’événement, nous avions beaucoup plus l’air de Laurel et Hardy que de Poulidor et Jimenez. Mais le côté insolite de notre participation semblait échapper au public qui nous encourageait très gentiment au passage, sans aller toutefois jusqu’à nous pousser car si nous n’avions pas l’air de coureurs, nous avions tout de même l’allure de cyclistes.
Au bout de quelques kilomètres, nous rattrapâmes Albina qui peinait visiblement. Nous restâmes derrière elle. Il était évident qu’elle pouvait à peine appuyer sur ses pédales et souffrait mille tortures. Enfin elle n’y tint plus et mit pied à terre.
– Bon, dit-elle, allez-y ! Dites-le !
– Dire quoi ?
– Que j’ai eu tort d’aller nager ! Pourquoi Jean-François il peut et pas moi ?
– Parce que Jean-François est un athlète et pas nous. Nous ne pouvons pas tout nous permettre. En selle, Albina !
– Zut ! dit Albina. Je ne continue plus ! Je n’irai plus jamais à la piscine, mais aujourd’hui j’arrête. Je ne peux plus.
Une voiture amie arrivait à notre hauteur. Albina y prit place tandis qu’en un tournemain on attachait son vélo sur le toit.
– Hey ! dit Albina en passant une figure réjouie par la portière. En tout cas, la natation il va très bien avec l’automobile !
Nous continuâmes, avec Antoine, notre ascension pondérée. La route grouillait de cyclistes partis à différentes heures et maintenant éparpillées sur le chemin au gré de leurs capacités. Des vieux et des jeunes, des grands et des petits, des sobres et des multicolores, des poussifs et des glorieux. La gendarmerie détournait par des routes de traverse des automobilistes médusés qui croyaient la fin de leur monde arrivée et en faisaient grincer leurs vitesses de désarroi.
Parfois nous dépassions des jeunes gens partis trop vite et qui gisaient dans l’herbe du fossé. Parfois, au contraire, nous étions dépassés par des sexagénaires ébouriffants qui grimpaient comme des fusées intersidérales. Nous rattrapâmes un octogénaire jovial et tout disposé à faire la conversation. Il nous confia qu’il avait « fait » le col deux fois la veille pour reconnaître le parcours.
– Le prochain centenaire qui me double, dit Antoine, j’abandonne le vélo et je me consacre au mah-jong.
Dans un virage, près du sommet, Albina, qui avait retrouvé toute sa vitalité, nous attendait pour nous encourager.
– Après le tournant, cria-t-elle, vous allez dépasser un tricycle !
De fait, le cœur rempli d’une légitime fierté, nous le doublâmes juste avant la ligne d’arrivée. Albina s’y trouvait déjà, près du chronométreur.
– 1h06 ! dit-elle.
Puis elle ajouta qu’elle nous trouvait formidables, ce qui prouve qu’il faut toujours emmener Albina quand on fait une compétition.
Après l’épreuve, les discours devant la stèle de Vélocio qui se trouve au sommet du col, et la remise des médailles (pas à nous ! pas à nous !) la Journée Vélocio comporte toujours un pique-nique gigantesque offert par les organisateurs.
Celui qui n’a jamais vu 1500 cyclistes pique-niquer dans une clairière à côté de 1500 bicyclettes, n’a qu’une faible idée de ce que représente le verbe « saucissonner ». C’est un spectacle hallucinant, surtout si l’on considère que chaque cycliste étant accompagné d’un amis au moins, cela fait environ trois mille personnes qui pépient, rient, chantent, mangent, boivent et se racontent, principalement, des histoires de bicyclette.
La note artistique et culturelle est donnée par un participant qui, chaque année, gravit le col avec son cor de chasse en bandoulières et en offre un petit récital fort apprécié des mélomanes.
Albina ayant, comme tout le monde, reçu son petit panier-repas et y ayant découvert les vertus du chirouble, tenta d’évaluer, au dessert, combien 1500 quarts de poulet froid font de poulets entiers capables de pondre 1500 œufs durs. Ces jeux de l’esprit s’étant révélés plus pénibles encore que la montée du col, elle y renonça vite et se leva en s’ébrouant.
– Finalement, dit-elle, je ne sais toujours pas la vraie, complète et véridique histoire de Vélocio.
À ces mots, cinquante octogénaires, une centaine de septuagénaires et divers autres jeunes gens se levèrent et se mirent à parler tous à la fois. Mais l’un d’eux, au visage de druide, leva la main pour leur imposer un silence et sauta sur un tronc d’arbre renversé.
– En ce temps-là, commença-t-il, Vélocio parlant à ses disciples…
Et tandis que la voix du druide s’élevait et disait la loi, le peuple de la clairière se tut et tous, hommes, femmes, enfants et bicyclettes, écoutèrent dans le recueillement.