Feuilleton Albina: Albina prépare un voyage

J’ignore si des cyclistes se sont reconnus en lisant l’histoire de Stanislas, mais bien des cyclotouristes se reconnaîtront dans ce nouvel épisode d’Albina.


– Trois mille kilomètres, ce n’est pas assez, dit Albina. J’espérais qu’on irait plus loin.

Qui croirait que c’est la même Albina qui me faisait naguère une scène, au Salon du cycle, parce que j’essayais de l’intéresser à la bicyclette ? Nous préparons une randonnée avec elle et nos amis et elle ne cesse de donner son avis, trouvant toujours que nous ne projetons pas d’aller assez loin, ni assez haut, ni assez vite.

C’est le mirage, que nous connaissons bien, de la carte routière. Le soir, sous la lampe, les routes étalent leurs méandres rouges et jaunes avec une modestie sournoise à laquelle il ne faut pas se laisser prendre. Tout paraît plat et simple, et les vents, dans l’euphorie des préparatifs, sont toujours favorablement orientés.

Le col d’Aubisque par exemple est, sur la carte Michelin, une espèce de petit serpentin jaune de quelques centimètres de long et qui prête à sourire.

– Douze kilomètres ? dit Albina. Ça fait une demi-heure, quarante minutes au plus !

Il lui faudra près de deux heures pour les grimper. Elle ne le sait pas et, quand on le lui dit, elle ne veut pas le croire. Comme elle ne veut pas croire que de Pau à Eaux-Bonnes, cela monte lentement mais continûment pendant quarante-deux kilomètres, comme elle ne veut pas croire que la plate Beauce ou la Crau désolée peuvent être, par vent debout, aussi épuisantes que des montagnes.

Pour le croire il faut le savoir, et pour le savoir il faut y être allé voir. Ensuite, mais ensuite seulement, on considère avec respect, méfiance et pondération les serpentins ridicules qui ont nom Galibier ou Portet-d’Aspet, et la belle ligne droite qui va d’Arles à Salon-de-Provence.

– Bof ! dit Albina. On s’en tirera bien !

Certes ! On s’en tire toujours et les difficultés sont le sel du voyage. Aussi bien, notre propos n’est-il pas de dramatiser et de faire prendre une randonnée à bicyclette pour quelque exploit périlleux et intrépide. Mais nous voulons simplement dire que le randonneur ne regarde pas la carte avec les mêmes yeux que l’automobiliste. Il s’intéresse au relief du parcours plus qu’aux relais gastronomiques, et sait le prix qu’il faut payer pour jouir du panorama du mont Ventoux.

Il sait les chemins écartés qui lui feront traverser des villages inconnus, et les raccourcis problématiques qui le laisseront perdu dans la caillasse, hésitant entre deux chemins bouviers, pentus comme il n’est pas permis, et dont il ne sait pas s’ils mènent à une route ou à une cour de ferme. Il sait les rares tronçons de nationales qu’il ne peut absolument pas éviter et où il devra garder un équilibre parfait et une ligne droite impeccable, s’il ne veut pas finir plat comme un hérisson sous les roues de ces automobilistes qui ne ralentissent jamais. Il sait se méfier des chevrons optimistes qui sont censés indiquer le pourcentage des côtes et a appris à deviner le relief du terrain d’après les cours d’eau. Il sait aussi que rouler le long d’une rivière est souvent un gage de terrain plat, à condition bien entendu de ne pas remonter un torrent. Il sait que le vent des vallées montagneuses le fera aller comme un obus ou comme une limace, selon le sens de son voyage. Il sait tout cela, trace son itinéraire en conséquence, part l’âme tranquille et tombe toujours sur des vents, des nationales et des côtes qu’il n’imaginait pas.

– Bon ! dit Albina. Trois mille kilomètres à raison de deux cents kilomètres par jour, ça fait…

– Il vaut mieux voir plus modeste, Albina. Disons cent cinquante par jour et on verra sur place.

– Mais j’ai déjà fait deux cents kilomètres dans une journée et je n’en suis pas morte !

– Pendant un jour ou deux, pas en voyage. Nous ne faisons ni une Diagonale ni une Flèche. Nous avancerons sans flâner, mais sans chercher à battre un record. Qui peut prévoir l’incident mécanique, la panne, la tornade qui fait ramper à dix à l’heure, le copain dans un mauvais jour qu’il faut attendre toute la journée ? Le site auquel on ne devait accorder qu’un coup d’œil et qui retient une bonne heure ? Qui peut prévoir ?

– Vous ! dit Albina. C’est votre job, non ?

– Comptons sur cent cinquante kilomètres en moyenne. Nous ferons plus si nous le pouvons.

– Je vous trouve très pessimiste, aujourd’hui, dit Albina.

– Ne faites pas attention, dit Antoine. Il fait son timoré comme ça, pour nous mettre en confiance, et puis il nous fera faire deux cent cinquante kilomètres par jour s’il considère que tout va bien pour lui. Il dit que c’est exaltant !

– Tant mieux, dit Albina, j’exalte déjà !

Elle considère la carte un instant et fait un grand calcul mental.

– Sans compter, ajoute-t-elle, que vos précieux cent cinquante kilomètres par jour, vous savez où ils nous font nous arrêter pour la nuit du quatrième jour ?

– Non.

– À mi-chemin du col du Tourmalet ! Il va falloir faire construire un hôtel en vitesse !

Béatrice est arrivée avec un cadeau : une ravissante robe de lainage vert qu’Albina plaque sur son corps, devant la glace, en poussant des gloussements de joie et en assurant Béatrice qu’elle est la meilleure des amies.

– Je vais la mettre tout de suite !

– C’est pas le moment, dit Antoine qui a peu de goût pour les chiffons. Il faut qu’on finisse de préparer le départ.

– Laisse-la, dis-je. Elle n’aura plus l’occasion de la mettre avant notre retour.

Albina se tourne lentement vers moi, les yeux agrandis comme le fait Marlon Brando quand il veut exprimer qu’il vient d’entendre quelque chose d’incroyable.

– Qu’est-ce que vous dites ? Je n’aurai… Vous voulez dire que je ne peux pas l’emporter avec moi ?

– Précisément.

– Mon pauvre chou, dit Béatrice histoire de verser un peu d’huile sur le feu, je te l’apportais justement pour que tu sois un peu décente le soir, à l’hôtel !

Albina me considère d’un œil glacé :

– Vous voulez dire que je…

J’en ai plein le dos de m’entendre dire ce que je veux dire. Je sais fort bien ce que je veux dire et ce que j’ai dit. Albina aussi, d’ailleurs.

– Écoutez, Albina. Emportez votre robe pour être décente à l’hôtel, vos bottes pour s’il pleut, votre vison au cas où nous irions au bal de la Préfecture, votre peignoir de bain, votre séchoir électrique, votre teckel et votre télévision portative. Après tout, c’est vous qui pédalez, ce n’est pas moi. Mais nous ne vous attendrons par sur la route, je vous préviens.

– Tu voyages habillée comment ? dit Béatrice. Toute nue, je présume !

C’est tout le drame des néophytes. La première fois que j’ai fait un long voyage à vélo, j’ai trimballé dans d’immenses sacoches à soufflets de quoi équiper en linges et lainages divers une compagnie d’infanterie. J’ai traîné et hissé tout cela pendant des jours, au haut de pentes asphyxiantes et contre des vents impérieux, et j’ai appris ma leçon à la force du jarret. Depuis cette expérience, les compagnies d’infanterie peuvent venir se traîner à mes genoux, je n’ai pas un mouchoir de trop à leur prêter. En fait, il m’arrive de n’en avoir même pas assez pour moi.

Avec un « knicker », des bas de laine, un short, des socquettes, un chandail et quelques vêtements de rechange, le cycliste est paré. Sans oublier, aux pieds, les indispensables souliers cyclistes et, ailleurs, la non moins indispensable culotte doublée de peau de chamois, qui donne la sensation réconfortante qu’on est assis sur du rahat lokoum. Il faut emporter peu de choses, renvoyer son linge sale par la poste et en acheter d’autre à mesure des besoins. Une sacoche de guidon bien garnie suffit à une randonnée de quinze jours.

– Je ne vais pas dîner le soir à l’hôtel avec la même costume que sur la route, dit Albina. Certainement pas !

– Je t’approuve, chérie, dit Béatrice.

– Un pantalon léger et un chandail feront très bien l’affaire, dis-je, les hôtels n’exigent plus le smoking. D’ailleurs les hôtels n’exigent plus rien, sinon que l’on soit convenable et qu’on paie sa note. Surtout que l’on paie sa note.

– Ma pauvre cocotte, dit Béatrice, tu vas porter le même pantalon et le même chandail pendant dix jours ! Je ne t’envie pas !

– Certainement pas, dit Albina en empilant des vêtements sur la table. Je vais emporter ça ! et ça ! et ça aussi !

– Bravo ! dis-je. Eh bien, préparez donc votre sacoche tout de suite pendant que vous y êtes, car nous partons de très bonne heure demain matin.

Puis je me désintéresse de la question parce que je sais très bien qu’elle peut emporter la robe verte mais pas les deux pantalons ni la jupe rouge, ou la jupe rouge et pas le poste à transistors, ou le poste et pas le pyjama et pas le nécessaire à chaussures. Les sacoches de guidon étant ce qu’elles sont, un choix s’impose.

Je m’absorbe en compagnie d’Antoine dans l’examen de la carte tandis que derrière nous Albina fait et défait sa sacoche en jurant à voix basse, encouragée par le murmure sournois de Béatrice.

– Voilà ! dit-elle enfin.

Tout n’est pas rentré dans la sacoche, mais déjà elle a l’air d’une montgolfière prête à prendre son envol. Bourrée à craquer, elle laisse passer des coins de jupes et de chandails par tout les bouts.

– Bien ! dis-je. Il ne vous reste plus qu’à y mettre le strict minimum indispensable.

– Le quoi ?

– Une chambre à air de rechange, les cartes routières, un nécessaire de réparation, quelques outils, un imperméable et de quoi grignoter en route.

– Je n’ai pas faim.

– Quand vous aurez faim sur la route, croyez-moi, une tablette de chocolat vous sera plus utile qu’un soutien-gorge de rechange. Vous ne démonterez pas vos pneus avec votre brosse à cheveux et vous ne vous protégerez pas de la pluie avec votre pyjama à fleurs.

– Comment tu supportes cela, je me le demande ! dit Béatrice.

– Moi aussi, dit Albina en se mettant en devoir de défaire sa sacoche.

Béatrice se fâche tout rouge:

– Mais envoie-les promener ! Fais un autre sport ! C’est ridicule, à la fin !

– Les autres sports m’ennuient, à présent.

– Eh bien, ne fais pas de sport ! Tout le monde ne fait pas de sport, après tout !

– C’est une agréable occupation.

– J’en connais d’autres !

Albina soupire:

– Où est-ce que tu seras, jeudi, vers 4 heures ?

– Jeudi vers… ? Je ne sais pas, moi ! Ah si ! Je vais à un thé chez une amie.

Albina retourne sa sacoche et la vide entièrement sur la table. Elle jette la robe verte sur un fauteuil.

– Moi, jeudi vers 4 heures, je serai arrivée au sommet de l’Awbisk.

– Et alors ?

– Et alors ? Vous, vous serez des millions de femmes à prendre le thé chez des amies et moi, peut-être, je serai la seule fille à être arrivée à cette moment-là au somment de l’Awbisk avec juste mes jambes et mon baïcycl’ !

– Et ça prouve quoi ?

– Ça prouve rien. Mais moi, rien que d’y penser, dit Albina en plaçant une chambre à air au fond de son sac, moi j’exalte !