Feuilleton: Albina capitaine de route

Albina fait son apprentissage des grandeurs et servitudes du capitanat de route. Tous les cyclistes ayant fait des randonnées de groupe se reconnaîtront dans cet épisode. Rien n’est plus triste qu’un général sans armée.


– Dans l’étape de demain, décide Albina, nous ferons une petite crochet et nous nous arrêterons un petit moment chez mon amie Paméla qui a une maison par là.

– Dans l’étape de demain, dis-je, nous ne ferons rien de tel parce que nous avons juste le temps de passer les cols avant la grosse chaleur.

Albina tape du pied et profère l’un des jurons favoris de son frère Jerry qui est adjudant des Marines.

– J’en ai assez! dit-elle. C’est toujours vous qui commandez et qui dites ce qu’il faut faire, et où on va, et quand on part, et par où on passe, et quand on s’arrête! Pourquoi pas les autres aussi de temps en temps ?

– Il faut écouter le capitaine de route, dit Daniel.

– La prochain randonnée, c’est moi la capitaine de route !

– Tout de suite si vous voulez, Albina. Je vous passe les pouvoirs. Vous commencez demain.

– O.K. ! dit Albina. Vous dites ça pour que je dis non, mais je dis oui. Demain je suis capitaine de route et nous passons chez Paméla.

Capitaine de route est un bien grand mot, que nous utilisons entre nous pour plaisanter. En fait, cela n’existe vraiment que chez les coureurs ou les cyclo-sportifs recherchant la performance. Randonneurs paisibles que nous sommes, nous n’avons bien entendu établi aucune hiérarchie, mais en réalité, dès que l’on commence à voyager à quatre ou cinq comme c’est le cas, il faut tout de même que quelqu’un fasse au moins semblant de coordonner les problèmes du voyage.

Albina va se coucher, l’âme paisible, parce qu’elle ne se doute pas de ce qui l’attend. Je fais de même parce que je sais que le lendemain mon élève préférée va apprendre quelque chose de nouveau et les copains en font autant parce que Albina ou moi, c’est tout un, pourvu qu’on les laisse pédaler en paix.

Le petit déjeuner traîne. Jean-François L. écrit des cartes postales, Daniel fume et Albina polit ses ongles.

– Qu’est-ce qu’on attend ? demande Antoine.

– On attend qu’Albina donne le signal du départ, dis-je.

Albina sursaute:

– Qui ? Moi ? Ah oui ! Moi ! Bon ! Allons-y !

Nous sortons et enfourchons nos bicyclettes.

– De quel côté on sort de la ville ? demande Albina.

– C’est vous qui allez nous dire cela. Vous avez consulté la carte ?

Tandis que nous fumons tranquillement assis sur le bord du trottoir, Albina consulte les cartes, sport pour lequel elle est assez malhabile. Elle se décide finalement pour une direction et nous entraîne dans son sillage.

Un groupe de cyclistes, c’est comme un orchestre: chacun sait parfaitement jouer de son instrument, mais s’il est question de partir et d’arriver tous en même temps et de ne pas se perdre en route, il vaut mieux que quelqu’un suive la partition.

Albina pédale nez au vent, en chantonnant, pour bien montrer combien le capitanat de route lui laisse l’esprit libre et combien certains, que nous ne nommerons pas, ont bien tort d’en faire tout un cinéma. Moi qui ai bien étudié le parcours, je sais bien qu’après le pont du chemin de fer il faut prendre à droite un petit chemin vicinal qui n’est pas signalé. Mais Albina l’ignore sans doute, car elle passe la bifurcation sans une hésitation et nous entraîne dans une direction qui n’est pas la nôtre. Les équipiers, habitués à suivre celui qui a l’air de savoir où il va, pédalent en confiance et admirent le paysage.

– Stop ! dit Albina. Qu’est que c’est que ça ?

» Ça « , c’est une route nationale sur laquelle nous débouchons soudain et dont un panneau nous indique qu’elle va à Toulouse par la gauche et à Tarbes par la droite. Nous n’allons, faut-il le dire, ni à Tarbes ni à Toulouse.

Albina sort ses cartes routières et s’y plonge, le front soucieux.

– Je crois que nous nous sommes trompés, dit-elle.

– Qu’est-ce qu’elle a dit ? demande Daniel.

– Elle dit qu’elle s’est trompée de route, dis-je.

Albina me jette un regard ulcéré mais ne dit rien. Nous faisons dix kilomètres en sens inverse jusqu’à ce que nous retrouvions notre chemin vicinal.

– Dix bornes, dit Jean-François, ça ne nous avance pas !

– Non, dis-je, d’autant que, de là où nous étions, il y avait un chemin plus court pour rejoindre celui-ci.

– Et pourquoi tu ne l’as pas dit ?

– Parce que c’est Albina qui dirige. Moi, je suis.

Albina commence à se faire du mauvais sang. À chaque croisement, redoutant le piège, elle s’arrête, consulte ses cartes et nous rejoint à pédales redoublées, car bien entendu nous ne l’avons pas attendue.

Antoine s’arrête pour satisfaire un petit besoin. Albina ne s’en est pas aperçue. D’ordinaire celui qui s’arrête ainsi rejoint très vite les autres sans qu’il soit nécessaire de l’attendre. Mais cette fois, au bout de deux ou trois kilomètres, Antoine n’a pas rejoint et j’imagine qu’après être remonté à vélo, il a tout simplement crevé et est en train de réparer.

Albina, qui devrait se retourner plus fréquemment pour voir si son effectif est au complet ou si quelqu’un n’est pas à la traîne, continue sans broncher à nous promener dans la nature. Deux fois encore elle manque d’oublier une bifurcation et ne s’en aperçoit qu’au tout dernier moment. Fatiguée de s’arrêter à tout bout de champ, elle a glissé sa carte routière sur son sac de guidon et la consulte en pédalant, ce qui lui gâte les charmes du paysage.

– Oh ! dit-elle soudain. C’est ici qu’il faut tourner pour aller chez Paméla.

Nous tournons. Pour bien faire, il faudrait laisser quelqu’un au virage pour prévenir Antoine, qui ignore tout de Paméla, que nous avons bifurqué dans ce chemin non prévu. Mais j’hésite à me mêler de ce qui ne me regarde pas.

Paméla et son mari nous accueillent le plus aimablement du monde et nous offrent à boire tandis qu’Albina fait les présentations, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’il lui manque une brebis.

– Antoine ! dit-elle. Où est Antoine ?

Nous ne savons pas où est Antoine.

– Mais c’est épouvantable! dit Albina. Il était derrière nous tout à l’heure. Il lui est peut-être arrivé un accident ! Il…

– Mais, dit le mari de Paméla intrigué, vous vous perdez comme cela les uns les autres ? Il n’y a personne qui veille au grain ?

– Si, dis-je, le capitaine de route.

– Et c’est vous ?

– No ! dit Albina d’une petite voix. C’est moi !

Je la rassure tout de même. Antoine est un grand garçon et il ne lui est sûrement rien arrivé de fâcheux. Il est tout au plus perdu, dis-je, et nous le retrouverons à l’étape ce soir.

– Pas de très bonne humeur, je présume, dit Paméla.

Un ange passe.

Nos hôtes nous font asseoir dans des chaises longues sous les ombrages et nous versent des boissons fraîches. Si je n’étais pas absolument certain que ces délices vont nous faire escalader le Tourmalet dans la fournaise de midi, je trouverais l’instant paradisiaque.

Albina se secoue.

– Bon ! dit-elle. C’est pas tout, il faut repartir !

– On est bien, là, dit Daniel.

– Fameusement ! dit Jean-François.

– Mais rien ne vous presse, dit Paméla, restez encore un peu.

Albina cède. Elle a tort. Une bande de cyclistes avachis dans des chaises longues avec des boissons glacées en main, cela se remet en selle par la vertu de l’exemple. Elle devrait prendre congé et feindre de partir seule, cela ferait démarrer tout le monde.

Après un quart d’heure de grâce, nous partons enfin et continuons à pédaler gaiement pendant tout le restant de la matinée. Seule Albina est moins gaie que d’habitude. On se demande pourquoi.

J ‘étais optimiste ! Nous ne serons pas dans la montagne à midi mais dans l’après-midi ce qui, au point de vue chaleur, ne vaut pas mieux.

Nous traversons un village. C’est ici, normalement, qu’il faudrait déjeuner, car après il n’y a rien avant longtemps. Je sais que l’heure de la faim est proche et qu’il faudrait prendre les devants et y penser dès maintenant. Mais Albina ne sait pas. Elle est en train d’apprendre.

Dix kilomètres plus loin, Daniel déclare qu’il a faim, Jean-François aussi et Albina également. Pour ma part, j’avoue que je mangerais bien quelque chose. Albina consulte sa carte et découvre que le prochain bourg est à trente kilomètres.

– Zut ! dit-elle. On aurait dû s’arrêter dans le dernier village tout à l’heure !

– On aurait dû, dis-je.

– On aurait dû, dit Daniel.

– On aurait dû, dit Jean-François.

Pour l’instant nous sommes en rase campagne et, à moins de déterrer des racines, je ne vois pas ce que nous allons manger.

– J’ai peur qu’il faut revenir en arrière, dit Albina.

– J’en ai peur, dit Jean-François.

– J’en ai peur, dit Daniel.

– J’en ai peur, dis-je.

Nous revenons en arrière de dix kilomètres. Le déjeuner est bon, mais pas gai. Le café bu, Albina qui retrouve quelque vigueur saute sur ses pieds et dit d’une voix sans réplique:

– En selle !

Le métier rentre.

Nous somme dans la caillasse surchauffée du Tourmalet à 3 heures de l’après-midi. Le soleil est bien d’aplomb au-dessus de nos têtes et nous tanne le cuir. Jean-François qui a des ennuis avec son dérailleur perd le contact. Dans la haute montagne chacun roule à son rythme et, en général, les écarts se creusent. D’ordinaire nous veillons à ce que le tout dernier de la file soit toujours en vue, quitte à l’attendre un peu de lacet en lacet. Ainsi s’il a un ennui quelconque on peut s’avertir l’un l’autre, l’attendre ou redescendre un peu pour l’aider. Mais Albina, qui a déjà fort à faire avec le pourcentage de la côte, a mis le nez dans son guidon et oublie complètement qu’elle a charge d’âmes. Quand nous arrivons au sommet, Jean-François est toujours loin derrière et Albina se rend compte avec horreur qu’elle a encore perdu un de ses équipiers.

Cette fois il faut la consoler et la rassurer sérieusement, car elle n’envisage rien moins que de redescendre le Tourmalet pour aller voir ce qui est arrivé à notre ami. Je l’en dissuade. Avec la chaleur qu’il fait, il faudrait que j’en fasse autant une demi-heure après pour voir ce qui est arrivé à Albina !

Daniel grogne parce qu’il se refroidit ( !) et regrette que nous n’ayons pas grimpé le col plus tôt, parce que nous serions déjà plus loin et que…

– Écoutez, dit Albina, si vous êtes pressé, partez en avant, mais ne ronchonnez pas. Moi, j’ai des soucis terribles !

Daniel se pique et part tout seul. Albina n’aurait pas dû lui dire cela, mais le nombre de choses qu’Albina n’aurait pas dû faire depuis ce matin est incalculable.

Jean-François rejoint enfin. Son dérailleur s’est définitivement bloqué dans les derniers lacets et il a fini la montée à pied. Il se restaure tandis que j’examine son vélo. Il n’y a rien à faire que de descendre sur Sainte-Marie-de-Campan et espérer que dans ce haut lieu du bricolage cycliste, il se trouvera quelqu’un pour le dépanner.

Nous dévalons tous trois le versant est du Tourmalet. À Sainte-Marie-de-Campan le dépannage s’avère problématique et Jean-François nous dit de partir devant, le temps qu’il se débrouille, car nous avons encore Aspin à grimper et la journée s’avance. Si nous n’avions pas perdu Antoine et laissé Daniel filer, il aurait mieux valu faire étape ici et rester groupés. Mais cet éparpillement ne me dit rien qui vaille et le mieux est de réunir le plus de monde possible à Arreau, notre étape du soir.

Laissant donc Jean-François et son dérailleur aux mains d’un mécanicien d’automobile complaisant, nous attaquons, Albina et moi, le col d’Aspin. Albina ne dit rien. Cette débâcle de ses troupes la fait méditer amèrement sur les grandeurs et les servitudes du capitanat de route. En ce qui me concerne, une pensée me turlupine : Antoine a dû rejoindre Arreau bien avant nous puisqu’il ne s’est pas arrêté chez Paméla et Daniel a une petite demi-heure d’avance. Je voudrais arriver avant que mes deux acolytes n’aient retenu des chambres et des dîners dans deux hôtels différents. Ils en sont bien capables.

– Je suis désolé, dis-je à Albina, mais je vais vous demander la permission de partir en avant, moi aussi.

Je lui fais part de mes craintes. Elle hoche la tête pour me faire comprendre qu’au point où elle en est, tout lui est devenu indifférent.

Je pique des deux et la laisse seule sur la route. Pauvre Albina, partie le matin à la tête d’une vaillante cohorte ! Qui dira jamais la tristesse qui émane de l’âme des généraux sans armée ?

À Arreau, je trouve Daniel et Antoine qui boivent de la bière à la terrasse d’un café. Nous retenons des chambres et buvons en attendant nos amis. Jean-François arrive peu après. Il a rattrapé et dépassé Albina.

– Il m’a semblé qu’elle pédalait tristement, dit-il. Je ne sais pas ce qu’elle a depuis ce matin, mais ça ne va pas.

Il ne l’a pas attendue parce que son pneu avant se dégonfle et qu’il avait hâte d’arriver pour le réparer. De toute façon, Albina ne peut pas se perdre. Entre le sommet d’Aspin et Arreau, c’est tout droit.

En effet, Albina arrive quelques instants plus tard, la mine sombre et l’air défait. Elle descend de vélo, s’assied, constate que nous sommes tous au complet, dit « Good God ! » et commande un double whisky.

– Demain, dit Jean-François, voilà ce qu’on devrait faire…

– Demain, l’interrompt Albina, on fera ce qu’il dira ! (Elle pointe son index sur moi.) Parce que moi, capitaine de route, c’est fini !

– C’est justement cela, dit Jean-François, que j’allais proposer.