Feuilleton: Albina sous le soleil

À la demande générale, voici un nouvel épisode d’Albina, qui vous réchauffera le coeur en ces temps durs de froidure qui perdure.


Arc-boutée sur son guidon, Albina avance sa lèvre inférieure et souffle sur une goutte de transpiration qui perle au bout de son nez.

-Pfff! fait-elle. Je mangerais bien une glace à la fraise, allongée sous un parasol en face de la mer !

-Taisez-vous, Albina, dit Jean-François en haletant, ou je vous donne des coups de pompe sur la tête !

Nous avançons dans la fournaise. Nous montons des côtes depuis les aurores et, aussi loin que puisse porter le regard, cela semble ne devoir jamais finir. Le goudron, qui se liquéfie, colle à nos pneus et la chaleur danse devant nos yeux, provoquant sur la route de rafraîchissants mirages de flaques d’eau qui disparaissent à mesure que nous en approchons.

Daniel a déjà parlé deux ou trois fois de sieste à l’ombre des grands arbres et Albina rêve tout haut de boissons glacées. Les autres se taisent, mais n’en pensent pas moins. Conscient des périls qui menacent ma faible autorité, je leur conte, chemin faisant, la vie exemplaire de Louison Bobet et, voyant que ce haut enseignement ne suffit pas à les rafraîchir, je leur fais manger du sucre, ce qui, hélas! leur donne soif et ajoute à leur humeur revendicatrice.

On pourrait penser que le cycliste passe sa vie à se plaindre du vent, des côtes, de la pluie ou de la chaleur. Il n’en est rien. Pendant le corps à corps avec les intempéries, l’imprécation vient naturellement et aide à l’effort comme le «han !» du bûcheron. Mais pas un seul d’entre eux n’envisagerait d’un coeur serin de passer le restant de son existence cycliste à rouler sur des routes plates et ombragées par un éternel beau temps et un constant vent arrière.

Aujourd’hui, il faut l’avouer, l’imprécation fuse ! Et si le soleil savait combien de fois il a été maudit, nul doute qu’il en concevrait la plus profonde confusion et irait faire son numéro dans quelque autre galaxie.

Il y a quelque chose comme 40 à l’ombre, quand par hasard il y a de l’ombre. Dans ce bain turc, nous nous affinons au fil des kilomètres et le docteur Jean-François L. calcule avec étonnement que nous brûlons en une journée le cholestérol d’une semaine. Cette découverte nous donne, d’ailleurs, un alibi de premier choix pour nous jeter d’un coeur léger sur des nourritures lourdes. Nous brunissons à vue d’oeil, et Albina qui met le soir un chandail blanc par coquetterie, déclare qu’elle est hâlée «comme une vraie louve de mer» !

Quand nous grimpons des côtes un peu sévères, les autos qui nous dépassent gargouillent et fument en répandant des odeurs nauséabondes d’huile chaude. Nous avons même rencontré des automobilistes arrêtés, capot levé et laissant refroidir la mécanique, qui nous on crié au passage que nous avions bien de la chance de n’avoir pas de problèmes de radiateurs.

On sentait que s’il n’avait tenu qu’à eux, ils auraient passé leur vie à escalader des cols à bicyclette.

Je me souviens d’avoir grimpé ainsi, en pleine canicule, dans l’Aude, le Grau de Maury, raidillon apparemment inoffensif mais dont le pourcentage, joint à la température ambiante, rendait l’ascension quasi héroïque. De très loin, tandis que je m’élevais lentement, je voyais un arbre, pas même… un arbrisseau qui, manifestement, était le seul de la contrée. Je m’en rapprochais peu à peu, me promettant de me reposer un court instant quand je l’aurais atteint. Quand j’y arrivai enfin, ce fut pour découvrir que toutes les mouches de la région avaient eu la même brillante idée et tenaient congrès sous ce chétif ombrage. Il y en avait de toutes tailles. Dès qu’elles me virent mettre pied à terre, elles se jetèrent sur moi comme sur un naturel du Gâtinais, avec un bourdonnement si vorace que je dus repartir à pédales redoublées, poursuivi par l’essaim qui pourtant n’alla pas bien loin et, décidant sans doute que je ne valais pas le dérangement, retourna bruire sottement dans l’ombre précaire.

La mouche apprécie le cycliste pas trop rapide et je sais des taons à qui j’ai fait un effet boeuf.

– Pauvre ! me dit un paysan de Duilhac, vous avez monté le Grau à midi par ce temps? Vous seriez mon fils, je vous ferais enfermer !

Point accablé par ce verdict, j’avais bu une bière bien fraîche et j’étais reparti par Tuchan et Durban en direction de Narbonne, découvrant que cela descendait presque tout le temps et qu’un bon vent arrière effaçait mes fatigues et rafraîchissait mes esprits. Il ne faut jamais désespérer.

– Il y aurait des ponts entre les sommets des montagnes…, dit Albina.

– Et des esclaves qui courraient derrière nous en tenant des ombrelles…, dit Daniel.

– Et des vélos en baudruche gonflés à l’hélium…, dit Jean-François.

Ces jeunes gens ont tort de se plaindre! Je me souviens de mon premier vélo qu’on eût dit construit en acier creux rempli de plomb. Je l’avais acheté d’occasion 150 F (1935). De l’avis des connaisseurs éclairés, l’occasion était surtout pour le vendeur. Ce vélo était un épouvantable treuil, lourd et grinçant et sur lequel tout ce qui n’était pas définitivement faussé était irrémédiablement tordu. Je le repeignis en rouge sang et m’élançai à la conquête du pays basque, lequel, comme on sait, est fort pentu. Mais c’était une époque où les jarrets de dix-sept ans avaient d’autres ambitions que de faire démarrer des pétrolettes et je devins assez rapidement un cycliste à l’allure assez vigoureuse sinon au style très fluide car, comme je le découvris longtemps après, l’une de mes manivelles était plus courte que l’autre.

Tout cela a fait quelques progrès depuis.

– Je serais assuré social du vélo, dit Antoine, je me ferais mettre en congé de maladie !

Nous nous arrêtons enfin dans une auberge où des tables et des chaises accueillantes parsèment un jardin ombragé. Albina se laisse tomber dans un fauteuil, s’éponge, souffle et déclare que le Grand Désert d’Arizona est une plaisanterie en comparaison de la route que nous venons de faire. Nous commandons tous des boissons glacées, sauf le docteur Jean-François qui annule nos commandes et demande du thé brûlant pour tout le monde. Nous nous inclinons devant la Faculté.

Deux cyclistes s’arrêtent devant l’auberge, jettent un coup d’oeil d’initiés à nos vélos avant d’entrer, nous repèrent du regard et s’installent à une table, après nous avoir dit bonjour. Sur leurs sacoches, des insignes de brevets attestent que nous avons affaire à des randonneurs chevronnés et qui se sont cuits et recuits sous tous les ciels.

La patronne qui a rarement vu tant de vélos à la fois s’enquiert avec intérêt:

– Vous faites une course ?

– Non. On se promène.

– Par cette chaleur ?

– Entre autres, oui.

– Et vous gagnez quoi ?

– Rien.

Les gens, souvent, voudraient que l’on nous paye. Cela les rassurerait à la fois sur notre état mental et sur leur état physique. Incapables de pouvoir ou de vouloir pouvoir faire ce que nous faisons, ils apprendraient avec satisfaction que nous sommes des mercenaires et que nous ne subissons ces «calvaires» que parce que, après tout, nous sommes payés pour cela.

– Il y a d’autres heures pour se promener !

– Il n’y a pas d’heure pour les braves ! dit Albina.

– Ça ! Pour être braves, vous pouvez dire que vous êtes braves !

Elle ajouterait bien «et dingues!» si elle osait, mais le commerce a ses impératifs.

Les deux cyclistes, plus sérieusement, nous demandent d’où nous venons et où nous allons. À l’énoncé du programme, ils hochent la tête tranquillement en gens qui comprennent et ne s’étonnent pas, parce qu’ils ont fait ou font tout autant. Ce n’est toujours pas un cycliste qui sera étonné de voir un congénère sous la grêle ou dans la canicule. Ces choses-là leur paraissent toutes naturelles. Sans doute parce qu’elles le sont.

– Et dire, dit Albina en s’étirant, qu’il va falloir retourner au soleil !

– Albina, si l’un de vos amis s’arrêtait à l’instant devant l’auberge et vous proposait de vous emmener en automobile, accepteriez-vous ?

– Certainement pas ! Vous êtes fou, ou quoi ? Quelle idée ridicule !

– Alors, en selle !

La chaleur nous dégringole dessus et s’empare de nous dans la seconde même où nous quittons l’ombre du jardin. Nous saluons les cyclistes et repartons. La patronne, les mains sur les hanches, nous regarde partir en hochant tristement la tête. Il faut de tout pour faire un monde !

Chaleur des Pyrénées, de la Castille, du Ventoux, de la Crau, de la Camargue, de l’Esterel ! Fluide brûlant dans lequel le cycliste glisse ou ahane, dans un ébrouement de gouttelettes, en rêvant de sources et de cascades jamais atteintes. Chaleur maudite et bénie !

Daniel lève le nez. Depuis le matin, de gros nuages s’amoncellent à l’horizon. Peu à peu ils nous ont rejoint et la chaleur suffocante laisse prévoir qu’un orage va nous tomber dessus.

– J’aimerais bien un peu d’orage, dit Albina, ça rafraîchirait !

Cela rafraîchit, en effet ! Tout à coup cela éclate et en quelques secondes nous sommes complètement trempés et ravis de l’être. Une pluie large et dense enveloppe toute la route et les éclairs éclatent sec dans la montagne, si près semble-t-il qu’on pourrait les toucher si l’on osait.

La ballade à vélo, dans la montagne et sous un orage proche, n’est pas à recommander. Nous nous abritons sous un surplomb de roche assez saillant, témoin du temps où l’on a creusé la route dans la montagne. Bien abrités, nous attendons que cela passe et Albina tend à la pluie ses bras brûlants, hors de notre refuge.

– Si j’avais un maillot de bain, dit-elle, ce serait formidable.

Je ne sais ce que les rares automobilistes penseraient de trouver sur une route de montagne et sous l’averse une Américaine en maillot de bain, mais je ne suis pas loin de partager ses regrets.

Soudain, nous avons de la visite. Un marcheur équipé de gros souliers et d’un sac à dos, vient s’abriter avec nous. Nous nous saluons comme il convient et engageons la conversation.

Bien qu’il soit poli, nous sentons qu’il nous considère un peu comme faisant partie d’une race inférieure. C’est le défaut des marcheurs: ils détiennent la pureté suprême en matière de sport et froncent aussi facilement le nez devant ces mécaniques additionnelles que sont les bicyclettes, que nous devant des vélomoteurs et des automobiles. On est toujours la brute mécanisée de quelqu’un et j’imagine que le pur des purs qui marcherait pieds nus trouverait à redire aux souliers ferrés de notre visiteur.

– Vous n’aimez pas le veylow ? dit Albina.

– Je ne déteste pas vraiment, dit le monsieur poli, mais j’avoue préférer la marche à pied. La marche à pied qui met l’homme en contact direct avec la nature et qui lui permet d’élever son âme à…

Eh ! Oh ! Hola ! Abrégeons, s’il vous plaît ! C’est que je les connais, moi, les marcheurs ! Ce sont des gens capables de vous écrire un livre de deux cent pages en ne parlant exclusivement que de marche à pied ! Et il ne faut pas tolérer cela, parce que c’est intolérable.

Jean-François, qui pense comme moi, interrompt l’envolée lyrique du piéton en lui déclarant froidement que la marche fatigue le cœur, ce qui le fait bien rire.

– Fatiguer le coeur, la marche? Elle est bien bonne! Demandez donc à un médecin ce qu’il en pense!

– Je suis médecin, dit Jean-François. La marche est un sport saccadé qui sollicite le rythme cardiaque bien davantage que ne le fait le pédalage, qui est un mouvement continu.

Le marcheur, bien entendu, n’a cure de ces explications scientifiques. C’est comme si on venait nous expliquer, à nous, que le vélo rend les poumons rabougris. Nous ririons. Notre piéton rit. Il dit à Jean-François qu’il ne veut pas le vexer mais que, jusqu’à preuve du contraire, il continuera à marcher, dût son coeur en éclater de dépit, ce qui ne lui paraît pas être pour demain.

Albina se met de la partie et énumère tous les avantages du vélo à l’inconnu qui lui renvoie du tac au tac tous les avantages de la marche. Plus un, dit-il: je peux passer dans des sentiers de chèvres et pas vous !

Albina mortifiée dit qu’elle n’aime pas les sentiers de chèvres et que même si elle pouvait y passer elle n’y passerait pas. Le marcheur dit que ce n’est pas une réponse et Daniel, sentant que la conversation pourrait tourner à l’aigre, offre une tournée d’abricots secs, produit qui rend la discussion difficile quand on l’a dans la bouche.

Pourtant, le ton de la conversation n’a pas atteint des sommets dramatiques comme cela aurait pu être le cas si par exemple notre interlocuteur avait défendu le vélomoteur ou le scooter. Le marcheur, après tout, est d’une race cousine, comme le sont les alpinistes, les marins et les skieurs, tous sportifs amoureux de l’effort pour l’effort et qui ne conçoivent pas que l’essence, l’électricité, le gas-oil, le mazout ou la poudre de perlimpinpin viennent aider à leurs joies et ajouter des bruits et des odeurs à ceux de la vraie vie.

Le marcheur, pour nous montrer qu’il pense de même malgré nos dérailleurs et nos tubes légers, offre à son tour une tournée de chocolat au lait. Et comme trois ou quatre autos passent à ce moment-là, toutes vitres relevées, dans de longs chuintements de pneus, nous échangeons un regard et nous nous réconcilions tacitement sur les dos des assis.

Le monsieur poli déploie sa carte et nous montre qu’il a fait quarante kilomètres depuis le matin. Nous l’en félicitons et Albina lui confie que dans le même temps, nous en avons fait cent vingt dont un col. Il nous en félicite. Albina déclare qu’elle n’est pas le moins du monde fatiguée. Il l’assure qu’il en est de même pour lui. Albina ajoute que nous allons encore faire cinquante kilomètres dès que l’orage aura cessé. Le marcheur l’informe qu’il en fera, lui, vingt encore.

Puis ils se taisent et Daniel offre une tournée de pâtes de fruits que notre homme refuse parce que, l’orage s’éloignant et la pluie diminuant de violence, il repart.

Il nous salue, assujettit son sac sur ses épaules et nous quitte en nous souhaitant bonne route.

Quelques instants plus tard, la pluie ayant tout à fait cessé, nous quittons notre abri à notre tour et reprenons notre chemin.

Albina lève le nez. Les nuages et l’orage s’en vont vers le Nord.

– Enfin, dit-elle, voilà le soleil !