Le tampon de Vincent

J’aurais dû précéder ce titre du mot Feuilleton, comme je le fais à chaque parution d’un nouveau chapitre du livre Albina et la bicyclette, de Jacques Faizant, mais je n’ai pu résister à la tentation du titre tape-à-l’oeil, à la Gendron. Alors rassurez-vous, le Vincent de cette histoire n’a rien à voir avec les Vincent qu’on connaît et son tampon, oui, est parfois humide mais il est fait de caoutchouc et il n’a pas de corde.


Vincent s’arrêta et descendit de vélo à l’abri d’un porche. Il avait grimpé jusqu’ici sous la pluie et ne tenait pas à se mouiller plus qu’il n’était nécessaire. C’était d’ailleurs un simple réflexe d’habitude, car il était déjà mouillé au-delà de tout espoir.

Il ouvrit sa sacoche et en tira sa carte de Brevet, qu’il devait faire contrôler dans ce village.

Les différentes activités du cyclisme fourmillent de brevets de toutes sortes. Ce sont, en général, des circuits ou des itinéraires jalonnés de contrôles et qu’il faut parcourir en un temps donné. Ces contrôles, bien entendu, sont parfois situés dans des endroits difficiles à atteindre et très souvent au sommet de cols redoutables. Le cycliste, sa carte de contrôle en poche, passe plaines et vallons, affronte pluies et canicules et escalade pics et montagnes pour obtenir au bout du compte, et seulement s’il réussit, une médaille d’une valeur marchande de cinq francs, ce qui lui procure une joie profonde car il a le cœur pur.

Vincent, lui, faisait le Brevet des Provinces Françaises, lequel compte six contrôles obligatoires dans chacun des quatre-vingt-dix départements, mais offre l’avantage de pouvoir être effectué par petits bouts et n’importe quand, sans qu’aucune limite de temps soit exigée.

Il se dirigea vers l’épicerie-bureau de tabac et acheta des cartes postales et des allumettes. Par courtoisie, il ne demandait jamais à un commerçant de tamponner sa carte, sans lui acheter auparavant quelque bricole. Le buraliste, lui, n’était pas courtois. Il prit la carte des mains de Vincent et la considéra avec méfiance. Il demanda: « C’est pour quoi? » et se fit répéter la réponse plusieurs fois, comme s’il eût craint que d’apposer son cachet commercial sur ce carton inconnu ne l’obligeât ensuite à acheter une chambre à coucher façon noyer, payable en dix-huit mois. Peu sûr de son jugement, il disparut avec la carte dans l’arrière-boutique et eut un long conciliabule à voix basse avec sa femme. Bien entendu, la mention: « Fédération française de Cyclotourisme », ainsi que toutes les indications utiles étaient portées sur le carton, mais avec ces marchands à la sauvette, représentants à l’esbroufe et démarcheurs camouflés, on ne saurait être trop prudent.

La femme ayant décidé de prendre en main les opérations entra dans le magasin et rendit le carton à Vincent en lui disant d’un air décidé :

-Ça ne nous intéresse pas. Au revoir, monsieur!

Vincent tenta de lui expliquer que c’était lui, au contraire, qui était intéressé à la chose, mais il ne fit évidemment qu’aggraver son cas.

-Ben justement, dit la dame. Du moment que vous y avez votre intérêt, nous, on risque pas d’y avoir le nôtre; Au revoir, monsieur!

Vincent se retrouva sous la pluie et alla acheter des aiguilles et du fil cher une mercière toute fripée, qui datait du président Fallières et sentait la soupe aux poireaux. Elle lui fit avec grâce mille excuses, car elle n’avait jamais possédé de tampon en caoutchouc. Tout à fait aimable elle proposait, sans avoir du tout compris de quoi il s’agissait, de remplacer le coup de tampon par sa signature. Mais les signatures n’ont pas de valeur dans ce genre de choses et Vincent dut refuser poliment la proposition. La petite mercière en parut si déçue qu’il lui acheta une carte de boutons bleus ornés d’ancres de marine.

Sur la petite place, il ne restait plus qu’un électricien et le concessionnaire des machines agricoles McCormick. N’ayant pas, sur le moment, l’usage d’un tracteur, Vincent poussa la porte du magasin d’électricité.

Avant même qu’il ait eu le temps d’acheter un rouleau de fusible ou une ampoule de 110 volts, la dame qui était dans la boutique se leva et dit d’un air effrayé:

-Mon Dieu !… Un cycliste!

Puis elle jeta un coup d’œil angoissé sur l’escalier en spirale qui montait à l’étage et murmura:

-Dites-moi vite ce qu’il vous faut, monsieur, et partez !

Vincent, que cet accueil surprenant, décida de n’acheter qu’après et, chuchotant à son tour, expliqua en deux mots l’affaire du tampon.

-Je vais vous donner cela, dit-elle à mi-voix, avant que mon mari ne descende.

Les mains tremblantes, elle fouillait les tiroirs à la recherche de son tampon tandis que Vincent, inquiet, se demandait s’il était tombé par hasard chez l’ogre dévoreur de petits cyclistes, dont on parle tant dans les comptes rendus du Tour de France.

La dame ne trouvait pas le tampon. Elle s’énervait et, faisant le moins de bruit possible, fouillait partout non sans jeter de fréquents coups d’œil inquiets vers l’escalier.

Vincent, son carton à la main, attendait. Soudain, il y eut un bruit à l’étage et un pas lourd se mit à descendre l’escalier. Vincent songea un moment à la fuite mais, outre le ridicule de la chose, il ne voulait pas être monté jusque-là par un temps pareil pour repartir sans l’indispensable coup de tampon.

Quand les yeux de l’ogre eurent franchi la limite du plafond et que son regard eut découvert Vincent, il poussa un rugissement de joie:

-Un cycliste!

Puis il dévala les quelques marches qui restaient, contourna le comptoir et, saisissant la main de Vincent, la secoua longuement en lui tapant sur l’épaule avec l’autre main :

-Un cycliste! Eh bien, dites donc! C’est rare par ici! Jamais j’en vois, moi, des cyclistes! Le dernier, c’est il y a un mois et je n’étais pas là! Dites, c’est que moi aussi, hein, le vélo! Ah! Ça y va! Ah! Dites donc! Qu’est-ce que ça me fait plaisir! Vous avez bien une minute, qu’on bavarde?

La femme, renonçant à chercher son tampon, s’était assise derrière son comptoir, les mains sur les genoux avec un air de total accablement.

-Ça y est! murmura-t-elle. En voilà pour la soirée!

Vincent était d’une nature courtoise et n’aimait pas désobliger les gens. En outre, il voulait son coup de tampon. Il accepta donc de monter à l’étage et de prendre un apéritif, comptant accélérer un peu l’allure par la suite s’il voulait coucher le soir à Angoulême, comme il se l’était promis.

En haut, on le présenta au grand-père qui avait roulé sur grand bi au début du siècle, et on le fit asseoir dans un fauteuil vert pomme, face au mur sur lequel trônaient, sur fond de velours rouge, des quantités de breloques cyclistes. La femme, résignée à l’amabilité, sortit des verres et des bouteilles.

Ce que Georges appelait bavarder, c’était, bien entendu, parler de lui, comme la plupart des gens. Vincent, verre en main, écouta poliment les récits des brevets de Georges, des randonnées de Georges et des voyages de Georges. Il regarda, une par une, les médailles de Georges, les photographies de Georges qui représentaient Georges à vélo ou, à défaut, le vélo de Georges sans Georges. Il sut dans le détail comment Georges avait monté les cols des Alpes, des Vosges, des Pyrénées et du Massif Central, et couru Paris-Brest-Paris.

Bien qu’il aimât les histoires de vélo, il ne put s’empêcher de trouver Georges un peu fatigant.

Quand la nuit fut tombée, une voix s’éleva dans le coin du buffet. C’était le grand-père qui, profitant d’un instant où Georges se mouchait, racontait comment il avait fait Paris-Rambouillet en grand bi. Mais Georges le fit taire en lui disant de ne pas ennuyer les gens avec ses souvenirs. D’ailleurs on le comprenait mal car, bien qu’ancien cycliste, il n’était plus très jeune.

La pluie ayant redoublé, on retint Vincent à dîner. Il protesta beaucoup, disant qu’il devait être le soir même à Angoulême, mais Georges lui représenta qu’après avoir mangé un peu il rattraperait plus vite son retard, et que d’ailleurs il était tout mouillé, et où avait-il donc la tête, lui, Georges, pour laisser un ami cycliste attraper ainsi le mal de la mort ? C’est vrai, ça ! On est là qu’on cause, et puis on ne fait pas attention et on s’enrhume. Vincent dut ôter ses vêtements, que l’on mit à sécher, et endossa la robe de chambre en tissu des Pyrénées que Georges avait achetée à Pau le soir de la Randonnée des cols pyrénéens.

Le buraliste vint, en voisin, emprunter une canne à pêche. Il lorgna Vincent du coin de l’œil et se dépêcha de repartir pour aller raconter à sa femme qu’ils avaient eu bien raison de refuser de tamponner la carte, vu que cela semblait obliger le tamponneur à donner le vivre et le couvert, sans compter la robe de chambre. On a toujours raison de se méfier.

Vincent avala sa soupe en écoutant le dramatique récit de la R.C.P. Luchon-Pau sous la canicule, tout en mangeant des choux de Bruxelles qu’il avait en horreur.

Au dessert, le grand-père voulut montrer des photos de son grand bi, mais on l’envoya se coucher.

Comme la pluie ne cessait pas, bien au contraire, on retint Vincent pour la nuit. Il lui sembla que la femme de Georges le regardait avec quelque exaspération, mais elle ne fit aucun commentaire et mit des draps frais au divan de la salle à manger.

On descendit au sous-sol voir les vélos de Georges à côté desquels on avait rangé le sien. Puis ils parlèrent de choses et d’autres, notamment des neuf Diagonales de Georges et de sa Flèche Vélocio, ainsi que des sept Semaines fédérales auxquelles il avait participé.

On se coucha enfin et Vincent resta seul dans la salle à manger obscure, environné par le bruit de la pluie et une intense odeur de choux de Bruxelles. Il avait aussi un ressort du divan dans le rein droit.

Il passa néanmoins une excellente nuit, troublée seulement à 3 heures du matin par une visite de Georges, qui s’était aperçu qu’il ne lui avait pas raconté sa montée du mont Ventoux en 1954.

Le lendemain de bonne heure, après avoir bu du café au lait, il prit congé de ses hôtes en les remerciant vivement pour toutes leurs bontés. La femme de Georges paraissait heureuse de le voir partir. Elle alla elle-même chercher son vélo au sous-sol. Il lui acheta un interrupteur en matière plastique verte.

Georges lui fit promettre de revenir et resta sur le seuil de la boutique pour lui dire au revoir, tandis qu’il s’en allait à toutes pédales comme s’il avait eu le feu à ses trousses.

Ce n’est que 97 kilomètres plus loin qu’il s’aperçut qu’avec tout cela Georges avait oublié de lui tamponner son carton.