Albina et la bicyclette – Suite

Vous avez aimé le premier chapitre de Albina et sa bicyclette? En voici un autre échantillon, fourni une fois de plus par Mélanie Duchesne, alias Vanessa-les-ours. Voici aussi, à tout hasard, les coordonnées du livre:

Titre: Albina et la bicyclette – chronique cycliste
Auteur: Jacques Faizaon
Éditeur: Calmann-Lévy
ISBN: 2-7021-0184-4


Albina s’achète un vélo

On sait combien les américains sont gens de décision.

Albina, qui méprisait le vélo l’instant d’avant, exigeait soudain d’en posséder un sans délai et m’entraînait chez le marchand, avec la même énergie qu’elle avait employée pour me faire quitter le Salon du cycle.

J’eus, d’abord, toutes les peines du monde à lui représenter qu’une bicyclette en or massif la ferait remarquer dans les rues (le papa d’Albina est à son aise : il fabrique et vend des boîtes de conserves). Elle décida alors que son cadre serait jaune et mauve avec, détail auquel elle tenait beaucoup, des filets verts. Ce point capital étant réglé, je lui donnai à choisir entre les machines du commerce, qui sont excellente à bon prix, et les vélos sur mesures qui sont mieux encore, mais évidemment plus chers.

– Let ‘s choose les mieux encore, dit albina. Papa peut.

Puisque papa pouvait, je l’emmenai chez mon constructeur qu’intéressent conjointement les belles bicyclettes et les papas qui peuvent. Un client moustachu et à lunettes entra dans le magasin sur nos talons et attendit patiemment son tour d’être servi.

D’entrée, Albina ne laissa à l’artisan aucun doute sur le côté décidé de son caractère.

– Je veux, lui dit-elle, un veylow jaune et mauve avec des filets verts. Je veux que mes pieds touchent la sol à plat quand je m’arrête. Je veux être assis tout droite avec une guidon haut. Je veux une selle avec des gros ressorts partout. Je veux…

Notre ami l’écoutait placidement. C’est un homme qui en a vu d’autres. On peut, sur un caprice, lui faire démonter un guidon qui ne plaît pas pour en essayer dix autres et, finalement, revenir au premier sans altérer son humeur joyeuse. Le tout est de le connaître assez bien pour prévoir le moment où son sourire va s’effacer et où il va se mettre à vous poursuivre dans les rues de Levallois-Perret en vous lançant des clés à molette. C’est une question de doigté.

– En fait, dit Albina en désignant une bicyclette dans le magasin, je veux exactement un baïcycl’ comme celui-là, avec un autre selle, une autre guidon, des autres roues et une autre couleur.

– Et un autre cadre, dis-je, celui-ci n’est pas à votre taille.

Le fait que quelque chose pût se permettre de n’être pas à sa taille laissa Albina sans voix, circonstance que je mis à profit pour lui expliquer qu’il est indispensable qu’un vélo soit aux dimensions de celui qui le chevauche. Beaucoup de gens que vous étonneriez si vous leur suggériez d’aller en promenade avec aux pieds les souliers de leur petit cousin, sautent avec une joyeuse insouciance sur n’importe quelle bicyclette et déclarent, après avoir fait vingt malheureux kilomètres, que le vélo est décidément un engin bien abominable.

– Qu’est-ce qu’elle a, mon taille ? dit Albina dont la voix, dans ces moments-là, rappelle beaucoup celle de son frère Jerry qui est adjudant des Marines. Il ne vous plaît pas, mon taille ? Je veux un veylow qui…

– Nous savons ce que vous voulez, dis-je. La question est de savoir s’il vous faut le vélo que vous voulez ou si vous voulez le vélo qu’il vous faut.

– C’est très bien dit, approuva l’artisan en prenant les mesures d’Albina. On dirait de l’Antonin Magne. En outre, ajouta-t-il, tout dépend de ce que vous voulez en faire, de votre vélo.

– Monter dessus, dit Albina.

Le client à lunettes, qui s’était assis, se releva.

– Mais encore ? dit le constructeur. Ville ? Route ? Randonnée ? Épreuves cyclosportives ?

– Monter dessus, répéta Albina. Avoir le jambe vaste du premier chrétien, le poumon gai de l’innocent et l’œil alerte du rugbyman. Et jeune dans le cœur aussi. Je veux comprendre pourquoi tous ces gens gentils et absurdes ont l’air si intéressés devant des bouts de tubes : je veux aimer ça et savoir pourquoi j’ai si tellement envie d’aimer ça. Et je veux pouvoir prendre une air intelligent quand de parfaits inconnus disent que chose et truc, ça fait 4,38m et que truc et machin, ça fait 4,39m !

– Je vois, je vois ! dit notre ami en se grattant l’occiput avec son mètre ruban.

Il se tourna vers moi :

– Bref, qu’est-ce qu’elle veut au juste ?

– Une randonneuse, dis-je. Tubes de 5/10e, 50-42-30 devant et 14-17-20-23-26 derrière. Roues de 700, rayons croisés à 4, potence longue, cintre de course carré, manivelles de 165. À vue de nez.

– Eh bien, ça au moins c’est clair ! dit le constructeur rasséréné. Vous m’auriez dit cela tout de suite !

– J’ai dit exactement cela, dit Albina. Et j’ai aussi dit jaune et mauve avec des filets verts.

Le moustachu à lunettes dansait d’un pied sur l’autre.

Convertir quelqu’un au vélo est une longue patience. Nous expliquâmes à Albina que son cadre devait être léger mais rigide, que sa selle…

– Jamais ! dit Albina en tâtant du doigt la selle que nous lui présentions. Jamais je ne poserai ma derrière là-dessus ! C’est horriblement dur !

– Pas si vous vous y asseyez comme il faut : vos ischions en contact avec le croissant.

Il fallut, bien entendu, lui expliquer que le croissant est l’arrière de la selle et les ischions les os du séant.

– Jamais ! dit Albina. Je ne veux pas asseoir mes os sur une croissant ! Encore une dégoûtante manie française ! Je veux un selle bien mou avec des ressorts qui fait « crouing ! crouing ! » quand je roule et qui…

Notre constructeur donnait des signes de fatigue. Il ôta et remit ses lunettes plusieurs fois et soupira. C’est un homme charmant, mais dont la patience est moins réputée que les bicyclettes. Il me prit à part :

– Vous qui comprenez ce qu’elle dit, vous êtes sûr qu’elle veut un vélo, oui ? Parce que, des fois, les étrangers, on les croit originaux mais c’est seulement parce qu’ils s’expriment mal.

Je le rassurai :

– Elle est originale et elle s’exprime mal, mais elle veut vraiment un vélo. Enfin, elle croit qu’elle veut un vélo. C’est-à-dire qu’elle veut un vélo pour savoir pourquoi elle veut un vélo afin de décider si elle veut un vélo.

L’artisan me lança un regard dubitatif et, pour se changer les idées, se tourna vers le moustachu qui ne perdait pas un mot de notre conversation.

– Et pour monsieur ?

– Rien ! dit le client en montrant un micro qu’il dissimulait derrière sa cravate. Je suis de la radio, Je venais vous faire le coup de l’émission « Gardez le sourire » ! Mais après ce que je viens d’entendre, je n’ai plus le cœur à travailler. Je crois que je vais aller me coucher avec une tisane.

Il sortit en chancelant.

Pour le guidon, ce fut une autre affaire. Albina semblait affectionner la position dite « à la reine Wilhelmine », c’est-à-dire le buste royalement droit et la tête impérialement haute, avec un rien de raideur dans l’allure générale. Il fallut de nouveau argumenter en faveur du guidon bas et de la position penchée qui facilite la respiration et allonge la colonne vertébrale.

– Jamais ! dit Albina. Je ne veux pas être penchée et avoir le dos rond et le nez sur la roue avant. Je fatigue déjà les bras rien qu’à regarder une guidon penchée.

Or il est bien connu que c’est le guidon droit qui fait les dos courbes et les guidons courbes les dos droits. Il est notoire que le guidon courbe, par les différentes positions qu’il permet, est bien plus reposant que le guidon droit. Il est évident que si le guidon courbe était l’instrument de torture en question, tous les vrais cyclistes ne l’emploieraient pas à l’exclusion de tous les autres modèles que n’utilisent , en général, que les facteurs des P.T.T.

– Ça m’est égal d’avoir l’air d’une postman, dit Albina. C’est une métier très honorable.

Il fallu aborder le chapitre des indispensables cale-pieds, terreur des terreurs pour le néophyte qui veut toujours, on ne sait pourquoi, être prêt à bondir de son vélo à la moindre provocation, comme une sauterelle.

– Jamais ! dit Albina. Attacher mes pieds aux pédales ? C’est un assassinat ! Je veux, si je vais tomber, poser les pieds par terre tout de suite et à plat !

– Mais, Albina, quand vous monterez une côte…

– Jamais ! dit Albina. Je ne veux pas monter les côtes, c’est trop fatiguant ! Je ne veux pas non plus les descendre, c’est trop dangereux ! Je veux aller sur la plat ! Toujours !

Nous l’assurâmes qu’avec un bon dérailleur, monter les côtes devenait une gourmandise, et les descendre avec de bons freins un plaisir sans mélange. Nous étions prêts à toutes les bassesses et nous avions grand soif.

Mais à force de persuasion et en prenant sur nos réserves nerveuses de la quinzaine à venir, le futur vélo se dessina. Ce n’était plus le « veylow » d’Albina, mais c’était un vélo pour Albina, c’est-à-dire celui dont allait retirer le plus de plaisir avec le minimum d’efforts. Quand elle eut enfin admis le bien-fondé de nos conseils et appris que la dernière bicyclette jaune mauve et verte avait été construite pour un roi nègre, elle capitula tout à fait et consentit à choisir un très beau bleu métallisé.

– Et pour le prix ? dis-je.

Le constructeur me prit à part.

– Rien ! dit-il. Vous entendez ? Rien ! Je lui en fais cadeau si elle me signe un papier comme quoi elle ira acheter sa prochaine bicyclette au Bazar de l’Hôtel-de-Ville !

Le connaissant bien, je jugeai son état inquiétant et lui conseillai l’aspirine. Il nous accompagna jusqu’à la porte et nous dit au revoir d’une voix qui tremblait. À travers la vitrine, je le vis qui s’asseyait derrière son comptoir et s’épongeait le front. Puis, l’air absent, il se mit à manger des rustines, chose que je ne lui avais jamais vu faire dans les circonstances ordinaires de la vie.

– C’est effrayant, dit Albina quand nous eûmes fait quelques pas. Quand j’achète une automobile, on ne me contrarie jamais ; on fait tout comme je demande !

– Bien sûr, Albina ! dis-je. Bien sûr ! Mais ce n’est jamais qu’une automobile !