Le fabuleux mois de septembre que nous venons de connaître a jeté un baume sur un été fort bien arrosé. Pour vous ramener à la réalité des journées humides, voici Albina affrontant des éléments déchaînés. Comme quoi, ici comme ailleurs, les cyclistes doivent affronter la tête haute intempéries et… chaussée en mauvais état.
5 heures du matin. Après avoir réveillé mon équipe en toquant à toutes les portes: «Debout ! C’est l’heure!», je suis le premier descendu dans la salle de l’hôtel où une servante de bonne volonté a consenti à se lever tôt pour nous préparer du café. Par les portes vitrées, je regarde mélancoliquement la rue : il pleut.
Ce n’est pas une averse, un grain, une ondée qui ne dure pas et rafraîchit agréablement l’atmosphère, ce n’est pas une brève pluie d’orage qui prélude à un ciel aimable, ce n’est pas un crachin duveteux qui ne mouille vraiment qu’après des heures d’opiniâtreté. Non. C’est la robuste pluie pyrénéenne, c’est le temps couvert et bouché pour la journée, c’est un rideau de flotte épais et dru, des gouttes larges comme le pouce et denses comme des jets. C’est la pluie, la vase, la rince, la flotte. C’est l’abomination.
Mes compères descendent un à un. Ils viennent voir le spectacle et hochent la tête en connaisseurs. C’est la journée cyclo-nautique en perspective. Heureux encore qu’il n’y ait pas de cols au programme d’aujourd’hui, car devant l’hôtel on toucherait les nuages en levant la main.
Albina descend la dernière, frissonnante comme toujours le matin à ces heures précoces.
– Oh ! dit-elle. Il pleut ? Le temps qu’on déjeune, peut-être ce sera passé !
Nous lui laissons ses illusions pour ne pas lui couper l’appétit et, surtout, pour qu’elle ne commence pas une longue explication tendant à démontrer qu’on pourrait tous aller se recoucher en attendant que cela passe.
Il n’en est évidemment pas question. Attendre que cesse une ondée, soit ! Mais ce genre de cataclysme, il faut l’affronter ou reprendre le train. Nous connaissons les Hautes-Pyrénées, cela peut durer trois jours ou un mois sans interruption.
En buvant son thé, Albina rêve à haute voix : on pourrait rester là au moins jusqu’à midi, la patronne allumerait un grand feu dans la cheminée du salon et on en profiterait pour faire un peu de courrier, étudier les cartes, réparer quelques chambres à air. On pourrait réviser les vélos.
– On pourrait visiter le musée, dit Jean-François.
– On pourrait aller au cinéma, dit Daniel.
– On pourrait…, dit Antoine.
– En selle ! dis-je. Puisque la pluie est ici, allons au-devant du beau temps.
Les hommes me regardent en coin, mais cette proposition optimiste fait beaucoup d’effet sur Albina.
– Ça, c’est vrai, dit-elle. Je suis sûre que, tourné le coin de la rue, il fait beau.
Pèlerines, imperméables, gants, la casquette de toile remplacée par le béret en auvent sur les yeux, la sacoche bien fermée, nous quittons le tiède confort de l’hôtel et sortons sur le trottoir où nous sommes accueillis par une gifle de vent pluvieux ou de pluie venteuse, on ne sait plus, mais quelque chose qui fait que l’on se demande, une demi-seconde, si l’on a bien tous ses esprits de partir dans ces conditions pour faire 180 kilomètres à bicyclette.
– J’ai froid, dit Albina. J’ai froid, j’ai faim, j’ai sommeil et je suis déjà tout mouillée !
– Allons-y ! dis-je.
L’intempérie est le lot du cycliste, comme du marin, comme de l’alpiniste, comme de tous ceux qui ont choisi d’aller jouer leur jeu dans la nature et en plein air. Il faut se faire le cuir à toutes sortes de temps et, de surcroît, aimer cela. Sinon, autant jouer au billard.
Vous qui plaignez le cycliste qui passe sous la pluie ou la grêle, dans le vent ou la canicule, gardez votre pitié pour de meilleures causes. Ce bonhomme trempé, flagellé ou suant a choisi son sort, a choisi son sport et en tire des plaisirs inimaginables qu’il ne vous demande même pas d’imaginer. Prêtez l’oreille et vous entendrez que, parfois même, il chante.
Albina, pour être franc, ne chante pas. Pour être même tout à fait honnête : elle râle ! J’entends s’échapper de dessous la pèlerine des chapelets de jurons que ne désavoueraient pas son frère Jerry, le Marine. Antoine, Daniel et Jean-François ne disent rien. Nous roulons groupés car, pour comble de bonheur, nous allons contre le vent et la pluie vient, en biseau, chercher nos visages sous les capuchons.
Moi, je suis dans un confort douillet né d’une longue pratique. Bien vêtu, bien couvert, je ne vois du monde qu’un petit rectangle délimité par mon capuchon, mon guidon et mon sac en bas, l’auvent de mon béret en haut et, de chaque côté, les murs de la capuche. Droit devant, le cinéma en couleurs, la route luisante, les montagnes, les vallons et de grands pans de pluie compacte qui arrivent avec chaque rafale comme des murs liquides et qui éclatent sur nous avec un bruit de ressac. C’est la joie du baigneur dans la vague, c’est la lutte contre les éléments, c’est, mètre après mètre, l’effort toujours recommencé contre l’hostilité des choses, du temps, de la route et du petit démon intérieur qui parle de feux de bois, de vêtements secs et de profonds fauteuils. C’est la vraie vie !
Loin, beaucoup plus loin de moi et tout en bas, mes jambes pédalent inlassablement, toutes seules, selon une cadence éprouvée et sans que j’aie à m’en occuper. Le corps entier fonctionne par habitude comme un moteur bien lubrifié et toute ma vie est concentrée dans le petit écran du capuchon au-delà duquel il fait mauvais, en deçà duquel il fait bon.
Je m’écarte pour laisser mener un peu le suivant. D’ordinaire j’aime à rouler en tête mais, dans le vent, il ne faut pas forcer son talent. En m’écartant, j’ai privé d’abri Albina qui venait derrière moi, reçoit la gifle du vent, et fait «Oh !» comme si je lui avais joué un mauvais tour.
On imagine mal l’efficacité de l’abri procuré par celui qui vous précède. On ne s’en rend vraiment compte que lorsqu’il n’est plus là et qu’on reçoit le vent directement en pleine figure. Je me laisse glisser vers l’arrière en disant à Albina:
-À la prochaine borne kilométrique, laissez la place au suivant.
J’arrive à l’arrière de la file, et protégé par quatre dos et quatre pèlerines, je me repose un peu, fais quelques petits rangements dans mon sac, m’essuie le visage et mange un bonbon. Comparé au poste que je viens de quitter, c’est un endroit douillet et ces petites satisfactions physiques et morales acquises à peu de frais montrent à quelle simplicité de vie nous sommes retournés quand un croûton de pain et une gorgée d’eau calment la faim et la soif, et que le fait de rouler dans le vent et sous la pluie mais derrière l’abri relatif de quatre dos paraît être le comble du confort.
Au risque de passer pour simplet, voire un peu ridicule, j’avoue que ces choses me procurent de grandes joies.
Albina a fini son kilomètre et se laisse glisser en queue en soufflant. Mais coupant son effort, elle fait roue libre trop longtemps et, dernier de la file, je la dépasse sans qu’elle ait le temps de se mettre dans mon sillage. La voici seule à quelques mètres derrière nous, prenant tout le vent et ne parvenant pas à nous rejoindre. J’appelle Jean-François qui est en tête, mais vent, pluie et pèlerine, il ne m’entend pas. Je remonte en tête lui dire de ralentir et Albina peut reprendre sa place derrière moi. Elle apprend tous les jours.
Et c’est ainsi que vont les choses dans la bourrasque. L’homme de tête abat son travail comme un bûcheron son arbre, en guettant sa borne qui n’arrive pas vite, puis il se laisse glisser en queue et jouit voluptueusement de ses quatre kilomètres de répit.
Mais si ce temps-là continue plusieurs jours, il va nous pousser des branchies.
– Ça va, Albina ?
– Ça va au poil ! La pluie, c’est bon pour le teint !
Voilà une bonne nouvelle.
Daniel, Antoine et Jean-François ne disent rien. Ils font leur tour en tête, dégagent, attendent et reprennent avec le calme de vieux routiers qu’ils sont.
J’ai connu plus fâcheux, un jour, entre Béziers et Montpellier où mes cinq équipiers d’alors n’avaient aucune habitude de ce genre de réjouissance. Fatigués, trempés, ventés, déçus et de fort mauvaise humeur, ils récriminaient amèrement et se posaient l’un l’autre des questions au sujet des lignes d’autocars qui sillonnaient la région. Sentant que la mutinerie couvait sous les pèlerines, j’ai dû aller, sans trêve, de l’avant à l’arrière, remonter le moral de tout ce joli monde pendant soixante-douze kilomètres dont je me souviens encore. Si l’on ajoute à cela que nous étions, par la force des choses sur la nationale 113 et arrosés latéralement chaque dix minutes par les éclaboussements des camions pinardiers de l’Hérault, on comprendra ce que parler de pluie veut dire.
Il y a quatre heures que nous roulons et la tasse de thé n’est plus qu’un souvenir. Nous faisons halte et entrons dans une auberge qui sent le feu de bois, ce qui est plus que nous n’en attendions. Tout le monde semble avoir une furieuse envie d’œufs au jambon et de vin rouge. Tandis que la patronne s’active, nous nous ébrouons et nous faisons sécher devant le feu. C’est un moment délicieux dont nous avons chèrement gagné chaque seconde, seule condition pour en profiter pleinement. Simplement, il va falloir veiller à ne pas trop s’éterniser dans cet endroit où l’on est si bien car il n’est pas bon de laisser tomber la pression et de s’amollir dans les délices du confort.
Dehors, la bourrasque s’épaissit et de gros paquets de pluie giflent les vitres. Après la deuxième assiette d’œufs au jambon, Albina se lève et dit :
– En selle !
Décidément, on en fera quelque chose de cette petite !
Nous reprenons la route et notre noria patiente.
La route est par endroits transformée en ruisseau. La pluie fait surgir du sol les gravillons et les risques de crevaison augmentent. Les flaques cachent les pièges innombrables que sont les imperfections d’un sol prévu pour les larges pneus des automobiles, qui boivent l’obstacle. Mais les nôtres ne boivent rien du tout et butent à chaque instant dans les nids de poule, coulées de goudron figées sur les bas-côtés, caniveaux mal délimités, trous rebouchés à la hâte par de petits tas de goudron fourrés de cailloux et surtout – ô surtout ! – ces abominables tranchées transversales qui sont toujours rebouchées en creux ou en relief et jamais à niveau.
Un de mes rêves les plus chers serait d’emmener en randonnée le ministre responsable en l’obligeant à tenir bien sa droite, partie de la chaussée qui nous est imposée à la fois par la loi et par la prudence. Il aurait certainement des surprises et il serait en outre séduit par l’originalité des pancartes que plantent ses subordonnés pour égayer le paysage.
La plus belle de ces pancartes est, je crois, Attention! Route submersible! dans l’Hérault. Lorsque des gens dont la raison d’être est de rendre les routes propres à la circulation, vous avertissent candidement que celle sur laquelle vous roulez peut être, d’un moment à l’autre, recouverte par les eaux, on est en droit de manifester quelque inquiétude.
Le mot «Attention !» est d’ailleurs très prisé par l’administration des Ponts et Chaussées. Personnellement, j’adore Attention ! Gravillon roulant ! Il y a de la poésie là-dedans. Cela signifie que l’on a répandu, à la volée, quelque gravier sur le macadam (dans un virage de préférence) et que l’on vous fait confiance pour déboucher là-dessus sans déraper et sans vous ouvrir le crâne. Pourquoi le gravillon est-il roulant ? Quand ne le sera-t-il plus ? Autant de mystères qui agrémentent l’exaltante incertitude du lendemain. Attention ! Mines non explosées ! ne me paraîtrait pas plus insolite. Il semble que, dans cette administration, le fait de prévenir que le travail a été mal fait, voire pas fait du tout, soit considéré comme une excuse absolutoire. Je trouverais moral que les hauts responsables de ces dangereux traquenards soient payés par des chèques portant la mention : Attention ! Chèque sans provision !
– Vous n’avez pas l’air de porter les Ponts et Chaussées dans votre coeur, dit Albina qui comprend tout à demi-mot.
– Pédalez, Albina ! Et attention aux trous !
La pluie s’est un peu calmée, le vent pas du tout. Selon la direction que prend la route, nous l’avons soit de face, soit de trois quarts, soit carrément de côté. Instinctivement nous nous appuyons sur le vent ce côté, ce qui nous déséquilibre un instant quand nous arrivons dans une zone protégée, l’abri d’une maison ou d’un rideau d’arbres. C’est une habitude à prendre. Le vent demande de la patience. Il faut grignoter son chemin comme un rongeur dans un fromage et en accepter tous les inconvénients comme, par exemple, d’avoir à pédaler dans les descentes, ce qui est assez décourageant.
Il arrive parfois que le cycliste ait le vent dans le dos. C’est une sensation grisante dont il faut se méfier car elle porte à la vanité et rien n’est plus dangereux, à bicyclette, que la vanité. Le cycliste poussé par le vent se prend aisément pour un grand champion et son moral, grimpé très haut, n’en retombe que plus bas quand il s’aperçoit, à la défaveur d’un virage, que jusque-là il marchait à la voile.
Aujourd’hui, certes, ce n’est pas le cas et nous n’aurons d’autre sujet de vanité coupable que celui d’avoir couvert près de deux cents kilomètres sous le déluge et dans le vent.
– Oh la la! dit Albina, qui aime déjà à jouer au vieux briscard. Je crois que j’aurai tout connu à vélo !
Patience ! Elle ne connaît pas encore les orages de grêle dans la Beauce, quand la grêle arrive horizontalement et vous fait porter la main au lobe de l’oreille toutes les dix secondes tellement on est persuadé que, déchiqueté, il saigne !
Nous arrivons trempés à l’étape du soir. Trempés, fourbus, mais heureux. Nos vêtements sont à tordre, nos souliers gargouillent, nos imperméables dégoulinent, mais notre moral pavoise.
– Zut alors ! dit Albina en arrivant dans sa chambre. Je n’ai pas de douche !