Albina fait un adepte

Revoici cette chère Albina dans une autre désopilante aventure.


La dernière pente du dernier lacet du dernier col du voyage bascula et Albina se trouva au sommet.  Elle donna encore quelques coups de pédales et s’arrêta près de nous.  Il faisait un temps superbe et nous regardions les pics d’alentour en fumant nos pipes, savourant chaque précieuse seconde, car ensuite ce serait la plongée dans la vallée et la fin de la randonnée.

Nos vélos appuyés sous le panneau indiquant l’altitude et le nom du col attiraient un bref instant l’attention des touristes qui nous jetaient un regard dubitatif et retournaient s’enfourner dans leurs voitures d’où ils regardaient le paysage toutes vitres levées.  Car s’il faisait un temps superbe, à plus de 2 000 mètres d’altitude il ne faisait pas chaud.

– À tant faire que de monter ici en voiture, dit Daniel, ils pourraient le faire en voiture découverte, comme celui-là!

Une énorme voiture américaine blanche et décapotée venait d’apparaître sur le plateau. Son seul occupant était un jeune costaud blond qui fit sur Albina la plus profonde impression.

– Jerry! dit-elle. Oh no! C’est pas possible, ça! C’est mon frère Jerry!

Depuis que nous connaissons Albina, nous avons entendu parler de Jerry en long et en large.  Nous avons déduit de ses récits que c’est un gaillard sans nuances, guère troublé par les problèmes métaphysiques qui se posent sans cesse au commun des mortels, et sympathique au demeurant, quoique adjudant de carrière dans les Marine.  Ce dernier détail, d’ailleurs, nous laisse impavides, car comme le dit si justement Daniel, il y a fort peu de chance pour que nous contractions jamais un engagement dans ce corps d’élite.

– On dirait que vous n’êtes pas heureuse de revoir votre frère, Albina !

– Je suis très! mais aussi je suis surprise et aussi je suis fatiguée déjà d’être obligée de discuter et d’expliquer pourquoi je suis ici et pas à Juan-les-Pins à jouer au golf avec Béatrice !

Jerry était descendu de voiture et regardait autour de lui.  Albina le héla et il vint vers elle avec de grands gestes des bras.  Elle courut au-devant de lui, ils s’embrassèrent et revinrent vers nous, lui, ayant passé son bras autour des épaules de sa soeur.

– C’est le juteux affectueux, dit Daniel.  On va peut-être pouvoir s’entendre.

Daniel s’est toujours très mal entendu dans l’armée avec tout ce qui portait un galon au bras, et considère d’ordinaire les militaires de carrière avec l’œil soupçonneux qu’ont les langoustines quand elles voient passer un bol de mayonnaise.

Albina fit les présentations et Jerry, tout sourire, nous gratifia de poignées de main mâles et viriles en nous assurant qu’il était glad to meet you !  Puis parut vouloir commencer un speech quand Albina le pria de parler français, please !  parce que ce serait plus poli pour nous et que ça lui ferait un excellent entraînement.

Jerry passa une main dans ses cheveux blonds et dit :

– Je parlé mal, mais je parlé court.  Je venu prendre Albina pour emmener avec automobile moi.

– Nuts !  dit Albina.

Ce qui peut se traduire à volonté par « Rien à faire ! », « Pas question ! », et même, en extrapolant un peu, par « Allez vous faire cuire un œuf ! »

Jerry sembla peiné.

– Bon !  dis-je.  On se refroidit.  Rentrons un moment dans le chalet-restaurant, on va prendre quelque chose et parler de tout cela.

– What’d he say ?  dit Jerry perplexe.  The guy speaks like a machine gun !

Albina me pria de parler plus lentement et Daniel remarqua, à la cantonade, que les adjudants étaient bien partout les mêmes :  pas vifs.

À l’intérieur du chalet nous commandâmes tous des œufs au jambon et du vin rouge, ce qui fit faire la grimace à Jerry qui commanda un Koma-Kola, ce qui fit faire la grimace à tout le monde.

Une conversation lentissime et heurtée s’engagea d’où il ressortait que Jerry, en longue permission, était venu surprendre Albina à Paris, et qu’informé par une amie de notre voyage et de notre itinéraire, il avait couru après elle pour la revoir, l’embrasser, lui dire how do you do ? et, plus particulièrement, l’enlever à notre bande de traîne-patins afin de la remettre dans le droit chemin et les Oldsmobile blanches, un club de golf dans une main et une raquette de tennis dans l’autre.  Il paraissait, en outre, qu’à la maison, Mom et Dad étaient plus qu’inquiets de la tournure que prenaient les événements et se souciaient fort des fréquentations d’Albina, nonobstant la présence rassurante mais épisodique de mon épouse.

En fait, disait Jerry, la seule chose qui réconforte un peu Mom et Dad, c’est que vos études en langues orientales ont l’air de marcher :  Ils ne comprennent plus un mot de ce que vous leur écrivez dans vos lettres.

Albina, très posément, répondit à Jerry qu’elle était majeure, qu’elle faisait ce qui lui plaisait et qu’il voulût bien se le tenir pour dit, ainsi que Mom et Dad, et garder pour de meilleurs usages son Oldsmobile blanche comme aussi son golf et son tennis.

Jerry soupira et me considéra tristement.

– Le bicycle, dit-il, c’est chose vieux et dangeureuse.  C’est chose bon pour les Français peut-être, mais non pour les Américaines jeunes filles.

Nous l’assurâmes qu’il suffisait de regarder l’Américaine jeune fille toute bronzée, en train de dévorer ses œufs au jambon, pour être certain que le bicycle n’avait sur sa santé qu’une influence heureuse.

Albina lui raconta le tour d’Auvergne de nos vingt-cinq amis américains.  Jerry ne mit pas sa parole ne doute, mais nous fit un discours laborieux pour nous expliquer que dès l’instant où l’on tolérait qu’il y eut des Américains noirs et des Américains communistes, on pouvait admettre qu’on tolérât aussi des Américains cyclistes.  Il ajouta que c’était précisément là l’inconvénient des démocraties.

– Et, please, Albina, voulez-vous ôter ce œuf à le jambon de sous mon figure ?  Il donne une gôut à ma Koma-Kola.

Nous commandâmes d’autres œufs et d’autre jambon.  Jerry refusa de nous imiter car, outre ses soucis fraternels, il avait eu dans la journée quelques ennuis qui avaient coupé l’appétit :

– J’ai perforé un fois sur le devant et un fois sur le derrière !  J’ai un panne ridicule et j’ai faisé trois kilomètres sur mes pieds pour j’ai allé chercher une mécanicien qui a juste soufflé dans une morceau du moteur et ensuite ça marchait très bien !  J’ai le mal de cœur à monté et descendé ces routes du montagne et le mal de tête à cause du chaleur !

Il acheva son Koma-Kola et dit :

– La vie est très injuste !

Puis développa sa pensée dans un monologue d’où il apparaissait que ce monde était bien mal fait, qui permettait à une frêle jeune fille et quatre hurluberlus ayant passé l’âge des gamineries de pédaler dix heures durant sous le soleil en n’y acquérant qu’un joli bronzage et un appétit d’enfant, alors que lui, solide gaillard élevé à la dure, se sentait mou comme une vraie loque (felt like a rag !) d’avoir voyagé en automobile !

– Je crois, dit-il, le climate de la France il était mauvaise pour moi.  J’ai suis entraîné pour le jungle.  Ici c’est trop sain.

Après cette confession, Jerry dut écouter un interminable discours d’Albina qui se mit en devoir de lui expliquer les vertus de la bicyclette.  Je n’avais, jusqu’à ce jour, jamais remarqué combien ce genre de monologue peut être ennuyeux.  Jean-François s’endormit sur ses bras repliés, Antoine consultait les cartes, et moi je pensais à autre chose.  Seul Daniel, très absorbé, ne quittait pas Jerry des yeux dans l’espoir, peut-être, de le voir s’évanouir ou commander des œufs au jambon.

– So what ?  demanda Jerry quand Albina se fut tue.

– So, that’s that !  dit Albina.  Je ne repars pas avec vous dans le voiture, je ne veux pas aller à Juan-les-Pins, ni jouer au golf, ni jouer au tennis.  Je veux continuer à faire du veylow avec mes propres amis.  Et zut !

– Et quoi ?  dit Jerry.

– Zut !

– Oh !  Je vois !

– Mon adjudant, dit Daniel, j’ai l’honneur et l’avantage de vous informer que vous venez de perdre une guerre.

– Je suis très ennouillé, dit Jerry, parce que je aimé beaucoup ma sœur.

– C’est un sentiment qui vous honore, dit Daniel.

– Merci beaucoup,  Et je voulais rester avec elle pendant tout mon congé.

– C’est simple, dit Albina.  Dans huit jours, nous repartons pour faire une autre randonnée.  Achetez un baïcycl’ et venez avec nous !

Jerry fut manifestement révulsé par cette proposition.  Pour un homme qui venait de faire la Corée et le Vietnam et en sortait indemne, c’était pousser le sadisme un peu loin que de lui demander d’aller à bicyclette sur les routes d’un pays au climat aussi meurtrier.

Puis il réfléchit qu’il allait, peut-être, de cette manière retrouver son appétit perdu et pouvoir manger avec plaisir des œufs au jambon à 3 heures de l’après-midi.  Il se gratta le nez.

– De toute manière, dit-il, ici on ne joué pas le base-ball, je crois ?

– Non.

– Alors bon !  Peut-être je vais faire ça.

– Pas peut-être, dit Albina.  Sûrement !

– O.K. !  dit Jerry.  O.K. !  Sûrement !

– Qui c’est qui commande, ici ?  dit Daniel.

Nous sortîmes et nous promîmes de nous retrouver le surlendemain à Paris.  Jerry vint examiner nos bicyclettes, les soupesa, passa un doigt inquiet sur les selles et soupira.  Manifestement, il regrettait le Vietnam.

Il nous serra la main et s’en alla au volant de sa belle auto blanche.

– Vous croyez qu’il viendra, Albina ?

– Lui ?  Je suis sûre, puisque j’ai dit qu’il vienne.  Et après, il aimera.  Et quand il aimera, vous verrez :  il sera terrible !  Ce sera un terrible capitaine de route !  Oh !  Jerry, il est formidable !

– Je crois, dit Daniel, que je vais prendre une retraite anticipée et me consacrer à la philatélie !

Nous enfourchâmes nos vélos et nous laissâmes glisser dans la dernière descente qui nous conduisait à Perpignan.  Albina se retourna :

– Vous vous souvenez quand ne n’aimais pas le baïcycl’ ?

– Très bien !

– Vous vous souvenez de tout ce que vous m’avez dit ?

– Oui, pourquoi ?

– Tant mieux, dit Albina, parce que vous allez tout recommencer avec Jerry.

Il y eut un silence, troublé seulement par le bruissement des roues libres.

– C’est la vraie vie !  dit Daniel.