Feuilleton: Thomas diagonaliste

Un petit entrefilet dans le journal en fin de semaine dernière: Jacques Faizant, caricaturiste du Figaro, est décédé il y a quelques jours, à l’âge de 82 ans. C’est lui qui nous a aussi donné Albina et ses aventures. Rendons-lui hommage, il le mérite, c’est le meilleur. Voici un autre extrait.


-C’est mon cousin Thomas, dit Vincent l’air très ennuyé. Il est arrivé de province hier et veut absolument venir avec nous.

Bernard et François ne font pas exactement ce qu’on appelle « la gueule », mais leur accueil, pour être franc, manque de chaleur. Ils sont levés depuis cinq heures du matin et, dans le petit jour et le crachin brestois, attendaient Vincent pour prendre à six heures le départ de la grande Diagonale Brest-Menton. Il fait froid et l’espèce de trac qui précède toute tentative un peu audacieuse joint aux légitimes frissons du lever prématuré ne les mettent pas en humeur joviale.

-Mais, dit Bernard, il n’y a que nous trois d’inscrits ! Tu sais bien qu’on n’a pas le droit de l’emmener !

Vincent sait. Vincent n’a pu se dépêtrer de ce cousin arrivé à l’improviste, auquel sa famille doit quelque reconnaissance pour un service rendu et qui prétend être un cycliste accompli.

-C’est interdit, dit François. Vous n’avez pas le droit de venir avec nous.

-Bof ! dit Thomas. Je ne fais qu’accompagner. Hors inscription, si j’ose dire. Personne n’en saura rien. Imaginez que vous me rencontriez sur la route et que je roule avec vous ? Qu’est-ce que vous feriez ? Vous me balanceriez dans le fossé ?

-Bien… non, dit Bernard qui en meurt d’envie. Le « top » de 6 heures approche. Il faut prendre une décision.

-Vous êtes entraîné ? demande Bernard.

-Bof ! dit Thomas. Vous inquiétez pas ! Roulez ! Le vélo et moi, c’est comme si on n’était qu’un.

-Vous savez qu’il s’agit de faire 1 392 kilomètres en 116 heures maximum ?

-Bof !

-Soit du 12 à l’heure pendant quatre jours quatre nuits et vingt heures sans manger ni dormir, ou du 25 à l’heure pendant le même temps en s’arrêtant dix heures par jours en tout ?

-Roulez, je vous dis ! J’en ai fait d’autres ! Même sur ce vélo que Vincent m’a prêté, je vous suivrai partout où vous irez.

On se décide à l’emmener. Après tout, il n’y aura qu’à ne jamais le laisser mener et on aura sa conscience pour soi. Vincent est soulagé. Thomas est arrivé chez lui la veille au soir comme il préparait sa sacoche et s’est tout aussitôt accroché à lui comme la misère sur le pauvre monde, avec un enthousiasme envahissant et des considérations optimistes et quelque peu vexatoires sur sa tentative :

-Brest-Menton ? Bof ! On fait cela d’une jambe ! Moi qui te parle…

Jusqu’à minuit, Thomas a narré ses exploits cyclistes et réduit Vincent à un tel état d’énervement qu’il n’a pas fallu lui promettre moins que de l’emmener pour qu’il consente à aller se coucher. À 4 heures du matin, d’ailleurs, il était debout et claironnait par toute la maison :

-Debout, là-dedans ! En selle ! En selle ! « Brest-Menton, promenade de santé ! »

Vincent, ensommeillé et furieux, lui fit remarquer une dernière fois qu’il ne s’agissait pas là de la flânerie qu’il semblait escompter.

-Bof ! dit Thomas.

6 heures du matin. Le départ a été donné aux trois amis par le délégué brestois. Thomas, caché quelques rues plus loin, les prendra au vol quand ils passeront devant lui. La Diagonale Brest-Menton est commencée.

Dès la sortie de la ville, Thomas qui mène un train d’enfer veut à tout prix passer en tête pour montrer ce qu’il sait faire. Il faut que Bernard se fâche tout rouge pour qu’il reprenne, en queue, une place dont il est prié de ne plus bouger. Ils vont à un petit trente à l’heure qui interdit les conversations. Thomas, il faut en convenir, tient la cadence.

Landerneau, Landivisiau, Morlaix, Guingamp. Les équipiers mangent tout en roulant. Il est midi et la moyenne est de 24 à l’heure. Thomas prétend que l’on ferait bien mieux de s’arrêter au restaurant, parce que les biscuits et le chocolat…

Vincent, Bernard et François ne prennent même pas la peine de lui répondre. Cet olibrius qui parle de restaurant et de steak-frites en mâchonnant du biscuit en en roulant à 30 à l’heure les indispose énormément.

À la sortie de Rennes (246ième km) Thomas crève et prévient aimablement qu’il a la réparation minutieuse et même, pourrait-on dire, maniaque.

-Je vais peut-être vous étonner, dit-il, mais j’aime tellement le travail bien fait que je mets facilement vingt minutes pour réparer une crevaison.

Ce qu’entendant, Bernard et Vincent décident de réparer eux-mêmes. Ils le font en cinq minutes tandis que Thomas, allongé sur l’herbe du talus, leur récite un poème de Stéphane Mallarmé.

L’après-midi ne se passe pas trop mal. La cadence est bonne et le tableau de marche respecté. Ils finissent par oublier la présence insolite de Thomas et foncent à toutes pédales vers menton, terre promise et ensoleillée, récompense de tous les efforts.

Ils sont à Vitré (282ième km) à 19h45 et s’arrêtent pour dîner au restaurant, à la grande satisfaction de Thomas qui les complimente avec une certaine condescendance sur leur allure et regrette vivement qu’on ne le laisse jamais mener car, dit-il, ils verraient un peu ce que rouler veut dire.

François saisit la carafe d’eau et Bernard lui retient le bras. Seul Thomas a cru qu’il avait l’intention de boire.

À Laval (317ième km) où ils postent leurs cartes de contrôle, il est 22 heures. Thomas s’étonne que l’on ne songe pas à chercher un hôtel. Il s’étonne encore plus quand il apprend qu’il n’est pas question de dormir et qu’il est même prévu de rouler toute la nuit.

-Bof ! dit-il, c’est pas ce qui me gêne ! Mais en 116 heures, il me semblait, au train où nous allons…

On l’informe que cent seize heures est le temps maximum, mais que cette équipe-ci a l’intention d’établir, si possible, une espèce de record en mettant moins de temps. On l’avise également que, s’il n’est pas d’accord, on se fera un plaisir de perdre un quart d’heure à lui chercher un hôtel et un lit dans lequel on poussera l’obligeance jusqu’à le border.

Mais Thomas prend les choses avec philosophie et décide que si on ne dort pas on ne dort pas, et que, bof ! une nuit sans sommeil n’est pas la mort d’un homme.

À 2 heures du matin, cependant, il se plaint du froid au pieds et ses amis doivent l’attendre tandis que, vélo posé, il danse sur la route une espèce de danse du scalp destinée à ramener quelque chaleur dans ses extrémités. Ensuite il remonte à vélo et il dit qu’il a faim.

À 3 heures, il dit qu’il a soif.

À 4 heures, il s’endort sur son vélo et tombe dans le fossé. Alertés par le bruit, les trois amis font demi-tour, le relèvent, le remettent en selle et lui enjoignent d’avoir à se pincer pour ne plus s’endormir. Mais Thomas n’aime pas se pincer et, pour résister au sommeil, il chante le répertoire complet de Dalida, ce qui met Bernard, qui est mélomane, aux bords de la dépression nerveuse.

À 6 heures du matin, soit vingt-quatre heures après leur départ, ils sont à Tours (478ième km). Un peu pâlots, mal rasés, les traits tirés, mais gais comme des pinsons à l’exception de Thomas qui se plaint de l’estomac, et prétend leur faire visiter la ville qui fourmille, dit-il, de richesses artistiques.

Les équipiers n’en doutent pas mais reprennent néanmoins la route, guettés par les « coups de bambou » du matin qui succèdent aux nuits sans sommeil.

À Montrichard (523ième km) ils sont arrêtés à l’improviste par un contrôle secret dont le responsable s’étonne de la présence insolite de Thomas. Ils expliquent tant bien que mal que cet individu les a rejoints en cours de route et que, sauf à lui taper sur la tête avec des pavés, ils ne peuvent pas s’en débarrasser. Tout cela amuse beaucoup Thomas qui fait des clins d’œil et pouffe de la façon la plus imbécile du monde. Le contrôleur le prie de rouler à bonne distance du trio, sous peine de voir celui-ci disqualifié à vie.

-Bof ! fait Thomas. La vie est courte !

Le contrôleur fait partir les trois amis et, le temps qu’ils s’éloignent, demande à Thomas d’avoir la gentillesse de retarder son départ quelques instants. Thomas acquiesce de bonne grâce et, pour faire passer le temps, chante au contrôleur le Régiment de Sambre-et-Meuse. Le contrôleur le libère et, jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent pour boire, Thomas roulera à trois ou quatre kilomètres de ses amis sans pouvoir jamais les rejoindre. C’est pour eux, le meilleur moment du voyage.

Du côté de Vierzon ils dorment deux heures dans une grange, genre de repos à ne pas recommander et dont on se réveille avec des lourdeurs dans la tête, des courbatures dans les membres et des araignées dans les oreilles.

Thomas ne parle plus beaucoup. Il faut lui rendre cette justice qu’il a tenu le rythme jusque-là et qu’il a, en effet, l’habitude de la bicyclette. Mais la Diagonale est à la promenade ce que l’alpinisme est à l’excursion et il est manifeste, au moment d’attaquer la deuxième nuit sans sommeil, que Thomas n’ira pas jusqu’au bout.

Vers Lapalisse (768ième km), Thomas crève une nouvelle fois. Il est 23 heures et cette fois les trois compères le laissent réparer lui-même, ce qu’il fait, dans l’obscurité, non sans leur faire remarquer que s’ils n’avaient pas réparé son pneu trop vite la première fois, il n’aurait pas à refaire le travail cette fois-ci, qu’il faut savoir se hâter lentement, que chi va piano va sano, que Paris n’a pas été bâti en un jour et cent autres proverbes tels qu’en emploient volontiers les gens maladroits de leurs mains.

Au bout d’une demi-heure, n’entendant plus rien, ils le hèlent et, ne recevant aucune réponse, ils avancent à tâtons dans sa direction et le trouvent endormi dans l’herbe à côté de son vélo réparé.

À Roanne (805ième km), à 2 heures du matin, Thomas descend de bicyclette, s’assied sur un banc, dit qu’il n’ira pas plus loin dût-on lui promettre un million, ce que personne, pourtant, ne semble disposé à faire. Il souhaite bon voyage à ses équipiers, s’endort comme une masse et se met à ronfler aussitôt d’une manière épouvantable.

Vincent lui attache son vélo à la cheville à l’aide de son câble antivol, et les trois équipiers repartent de plus belle, délivrés encore qu’un peu inquiets.

-Tout de même, dit Bernard, qu’est-ce qu’il va devenir sur son banc ?

-Bof ! dit François.

Ils dorment quelques instants dans un pré et, quand le jour se lève, ils sont aux environs de Lyon. Et à 6 heures du matin 48ième heure de route) ils ont fait 893 kilomètres à la moyenne de 18 à l’heure.

On peut évidemment se demander pourquoi trois messieurs apparemment sains d’esprit se livrent sans dormir, ou presque, à des randonnées aussi longues, aussi rapides et aussi fatigantes. Il faut alors le demander aussi aux alpinistes qui font l’ascension périlleuse d’une montagne hostile sans autre but que d’en redescendre une fois arrivés en haut, aux spéléologues qui font exactement l’inverse, aux navigateurs qui bravent mille périls pour le plaisir de traverser les mers à l’ombre d’une voile et, d’une façon générale, ni pour l’argent ni pour la gloire, mais pour la satisfaction, uniquement, de l’avoir fait, pour goûter le plaisir de l’effort dans un monde qui s’efforce au plaisir.

La deuxième nuit passée, vers 10 heures du matin, un camion les double et s’arrête un peu plus loin. Accoudé à la ridelle arrière, Thomas les regarde approcher, assez maussade semble-t-il, malgré qu’il ait dormi. Le chauffeur du camion descend de son siège, baisse la ridelle et rigole. Thomas est toujours attaché à sa bicyclette.

-Tiens, c’est vrai ! dit Vincent. J’aurais dû lui laisser la clé de l’antivol !

-Le plus marrant, dit le camionneur, ça été de les hisser tous les deux ensemble, dans le camion ! Les gens de Roanne, ils ont dit qu’ils n’avaient pas autant ri depuis le passage du cirque Pinder !

Vincent délivre Thomas et remercie le routier. Ils repartent, suivi de nouveau de leur parasite qui, ragaillardi par sa bonne nuit de repos sur le banc de Roanne, oublie sa mésaventure et leur propose, dans sa fraîcheur retrouvée, de mener le peloton jusqu’à Menton.

Bernard a toutes les peines du monde à lui faire comprendre que ce n’est pas régulier et que même si « personne ne le saura », ils le sauront, eux, et que cela suffirait à leur ôter tout le plaisir.

-Bof ! dit Thomas. C’est bien des histoires pour une balade à vélo !

La journée passe médiocrement. Tous, chacun leur tour, subissent une brève défaillance et François, que le sommeil tenaille, ne peut plus s’alimenter que de liquide. Ils dorment un peu dans l’après-midi et à la nuit atteignent Le Pontet (1 140ième km). Thomas les prie de s’arrêter un bref instant auprès du jardin public, descend de vélo, choisit son banc, leur souhaite une heureuse route et leur donne rendez-vous quelque part dans l’Esterel pour le lendemain matin.

-Et n’oublie pas de me laisser la clé de l’antivol, s’il te plaît.

À Aix-en-Provence, vers 2 heures du matin, des membres du vélo-club local les attendent et leur font un bout de conduite, ce qui les réconforte, les distrait et leur fait paraître un peu moins pénible leur troisième nuit sans sommeil.

Thomas dûment récupéré entre Fréjus et Cannes, il longent la mer en luttant contre un fort vent debout qui les force à se dresser sur les pédales. Ils tiennent maintenant par la force des nerfs et la proximité du but. S’arrêter serait s’écrouler. Thomas, qui a en dormant récupéré des forces mais perdu de l’influx nerveux, et qui de toute façon ne concourt en aucune manière pour le résultat final, Thomas se laisse décramponner par le vent et navigue loin derrière eux en récitant des poèmes.

Une longue descente et ils sont enfin à Menton. Il est 14 heures. Contrôle d’arrivée et congratulations diverses, bains-douches et ablutions. Sérénité retrouvée et retrouvé aussi Thomas qui, dans un café voisin, explique aux autochtones quel fier cycliste il est.

Vincent, Bernard et François s’asseyent non loin de lui et ne lui accordent pas un regard.

-Brest-Menton en 85 heures et à vélo ? dit un retraité qui n’en croit pas ses yeux. Dites voir, faut le faire ! Et vous dormiez quand ?

-Bof ! dit Thomas. Jamais ! Qu’est-ce que c’est que trois nuits sans dormir pour un cycliste ?