Les vieux se rappelleront de la bonne vieille selle en cuir de leur premiers vélos. Les plus jeunes apprendront que les selles ont déjà été faites uniquement de cuir et que comme des souliers neufs, il fallait « casser » une selle avant de s’y sentir confortable.
Albina s’interroge
– J’écris à mon frère Jerry qui est adjudant dans les Marines, dit Albina en levant la tête et en mordillant son stylo. Il me demande pourquoi, mon Dieu (why in hell ?) j’ai abandonnée le tennis et le golf, et quel curieux plaisir j’ai à faire du baïcycl’ (this godforsaken contraption !) avec mon copain journaliste (this son of a gun !) et ses amis.
– Eh bien, dites-le lui, Albina. Dites-le lui si vous en êtes capable.
– Hélas, dit Albina, je n’en suis pas. Il dit aussi, mon frère Jerry, que c’est pas possible, je dois être amoureux de vous (went insane for the guy !), mais c’est seulement une phrase idiot qui prouve il ne vous connaît pas ! Il dit aussi…
– Je sais tout ce qu’il dit, Albina, ils sont tous pareils dans tous les pays du monde. Écrivez-lui ce que vous ressentez. Dites-lui… dites-lui, je ne sais pas, moi, que le cycliste n’est pas simplement un homme monté sur une machine, qu’il devient positivement un autre homme et que…
– Oh ! Stop le discours lyrique, please ! Je connais par cœur. Et mon frère Jerry n’aimerait pas du tout que je devienne un autre homme, même positivement. Il dit que moi qui était si tellement douillette (so outrageously sensitive) comment je peux rester assis sur…
Je reconnais bien là le vélophobe. De toute la bicyclette, c’est la selle qui les fait le plus frissonner d’horreur. Que de fois des curieux ont tâté nos selles étroites et (apparemment) dures d’un index critique et déclaré en ricanant que rien au monde ne leur ferait faire dix kilomètres « là-dessus » ! D’autres ne ricanent même pas, mais prennent le même air d’incrédulité indignée que prit Brillat-Savarin le jour où il découvrit le hot-dog.
C’est tout ignorer de la question. Une bonne selle, loin d’être inconfortable, est un objet si précieux que les cyclistes professionnels (qui passent dessus les trois quarts de leur vie) la transfèrent d’un vélo à l’autre quand ils changent de machine.
Bien entendu une selle, si bonne soit-elle, doit se « faire » comme une paire de chaussures. Et elle ne se fait (en principe) qu’en s’asseyant dessus et en roulant. Mais il faut dire que les selles s’assouplissent dans la même proportion que les séants des cyclistes s’endurcissent, ce qui, tout compte fait, rend l’opération moins douloureuse qu’il n’y paraît.
Il existe à Biarritz, à côté de la gare de la Négresse, un personnage pittoresque dont la passion est de « travailler » les selles de bicyclette.
Joseph Borthayre est l’un des derniers « vélocistes » à aimer le vélo. Il s’occupe bien un peu des motos et autres pétrolettes parce qu’il faut bien vivre, mais arrivez chez lui avec un vélo à réparer, il abandonnera aussitôt l’engin à moteur (et son propriétaire pas content !) sur lequel il travaillait, pour se consacrer exclusivement et toutes affaires cessantes à votre bicyclette, qu’il réglera avec des soins minutieux et bien plus complètement encore que vous ne le lui avez demandé. Ancien mécanicien de plusieurs tours de France, il a côtoyé les plus grandes vedettes du cyclisme et possède un répertoire d’anecdotes qui, racontées avec l’accent et les gestes, font les délices des connaisseurs, mais absolument pas celles du malheureux dont la pétrolette est en panne et qui attend, oublié dans un coin de l’atelier, qu’on veuille bien s’intéresser à son sort.
Si votre vélo est de qualité, vous avez droit, en outre, à la considération de Joseph qui vous dira, sans vous connaître, tout le bien qu’il pense de vous. Et si, par-dessus le marché, vous avez une selle de bonne marque, abandonnez tout espoir d’aller vous baigner l’après-midi. Vous êtes devenu un ami et vous entendrez la conférence sur les selles de vélo en général et celles traitées par les soins de Joseph en particulier.
Donnez-lui une selle neuve. (La vôtre, par exemple. Mais si ! Mais si ! Croyez-moi, vous finirez par la lui donner !) Il s’en empare, la regarde, la caresse et fait dans l’air, tout autour d’elle, mille gestes ondulants qui concrétisent le travail de son esprit et préfigurent le chef-d’œuvre qu’il va tirer de l’objet.
Dans les jours qui suivent, il la démonte entièrement, la fait macérer dans du vin rouge, la pétrit dans la graisse, la rogne, la découpe, la repasse au fer chaud, l’entortille dans des bandelettes, la comprime dans un étau, l’imperméabilise, l’orne de rivets à ses initiales, grave votre nom dans le cuir, la remonte et vous la rend, toujours aussi neuve, mais remodelée à la perfection et aussi « faite » que si vous l’aviez chevauchée pendant dix mille kilomètres. Les plus grands champions cyclistes lui envoient ainsi leurs selles neuves à travailler et quand Joseph Borthayre décroche du mur la selle de Darrigade ou de Louison Bobet et, les yeux pétillants, vous la présente en caressant de la paume ses formes pures, vous jurez de ne plus jamais vous asseoir, même au bureau, que sur des selles de bicyclette.
Il faudrait que les vélophobes viennent assister à cette cérémonie. Mais les vélophobes s’endorment toujours avant la fin. Ce sont des gens sans curiosité.
– Et vous croyez, dit Albina dubitative, que ça va intéresser Jerry, tout ça ?
– Absolument pas ! Mais cela peut intéresser tous ceux qui s’intéressent au vélo et tous ceux qui hésitent à s’y intéresser en s’imaginant que ce n’est pas intéressant. Le cyclisme est un monde fermé qui réserve à ceux qui s’y aventurent autant de surprises que la forêt amazonienne.
– Sauf, dit Albina, qu’on n’en sort pas avec le tête réduite, mais enflée !
– Par l’orgueil ?
– No ! Par vos discours !
– Un monde étrange, vous dis-je, et qu’on ne soupçonne pas de l’extérieur. Il faut avoir vu un banquier, un avocat, un journaliste et un chirurgien discuter gravement une soirée entière des mérites comparés du boyau et du pneu démontable, pour comprendre qu’il y a là plus qu’un sport et mieux qu’un engouement passager. Je connais même un haut fonctionnaire dont la bicyclette, recouverte d’une housse, passe l’hiver sur le divan du salon.
– Il ne doit pas être marié, dit Albina qui décide tout à coup : Je vais écrire tout cela, mais pas à Jerry, aux soldats du compagnie dont il est le adjudant.
– Drôle d’idée ! Vous croyez qu’ils vont le pousser à faire du vélo ?
– Oh ! oui, sûrement ! soupire Albina. Vous ne connaissez pas Jerry ! Ses soldats voudraient tellement qu’il devienne un autre homme !