Dans cette désopilante nouvelle aventure d’Albina, celle-ci apprend à ses dépens qu’il est important de bien s’alimenter. Remarquez que l’histoire se déroule en des temps révolus, avant l’invention des gels et boissons énergétiques, à une époque où les femmes capotaient quand elles constataient qu’elles avaient une livre en trop.
Albina paraît à la porte de la salle à manger de l’hôtel où nous sommes réunis pour le repas du soir. Sa mine est grave et son œil sombre. Elle est consternée.
– J’ai grossi de une kilo! dit-elle.
Elle a trouvé une bascule dans sa salle de bains et n’a pu résister à l’envie bien féminine de grimper dessus.
– Si en huit jours de voyage à baïcycl’, dit-elle, je grossis de une kilo, ça fait deux kilos en quinze jours et quatre kilos par mois.
– Et quarante-huit kilos par an, dis-je, et quatre cent quatre-vingts kilos tous les dix ans. Ensuite, on vous montre dans les foires.
– Oh ! C’est très amusant, vraiment ! Mais vous qui me dites tout sur le veylow, vous avez soigneusement oublié de dire qu’il fait grossir !
– Si le vélo faisait grossir, Albina, les cyclistes seraient obèses. Vous avez pris un kilo, vous le reperdrez. Le vélo fait maigrir les très gros et grossir un peu les très minces.
– Pourquoi, grossir les très minces !
– Parce qu’il leur donne bon appétit.
– Bien ! dit Albina. Pour commencer, je ne dîne pas ce soir.
Elle s’assied à notre table, repousse son assiette et boude consciencieusement tout le dîner, en quoi elle a tort parce qu’il y a justement un foie gras tout à fait remarquable.
Le propriétaire de l’hôtel est consterné et s’imagine que son menu ne plaît pas à Albina. Avec des mines gourmandes, il lui énumère des plats de remplacement et lui propose successivement une omelette aux truffes, des croustades de fruits de mer, une entrecôte maître d’hôtel, un turbot poché au beurre blanc, un buisson d’écrevisses, des cailles sur canapé et diverses autres chatteries qu’Albina refuse carrément. Se doutant qu’il va terminer son offensive par des crêpes Suzette auxquelles elle ne résiste jamais, elle préfère nous planter là et monter se coucher, d’assez mauvaise humeur, je dois dire.
Pour consoler l’hôtelier, nous lui commandons un supplément de foie gras et une grosse omelette aux truffes. Il faut savoir faire des sacrifices.
Le lendemain, au petit déjeuner, Albina est un peu rassérénée. Elle a reperdu quatre cents grammes dans la nuit. Dans la joie de l’événement, Daniel demande une deuxième portion d’œufs au jambon, qu’Albina le regarde manger d’un air profondément écoeuré, tout en grignotant une biscotte et en buvant une tasse de thé.
Nous reprenons la route et Albina, qui a décidé d’être insupportable, caracole devant nous, grimpe les côtes comme en se jouant et nous fait toutes sortes de discours ironiques d’où il ressort qu’elle se sent légère comme une plume alors que nous (il n’y a qu’à nous regarder !) nous payons lourdement notre galimafrée de la veille.
Bien entendu, ce ne sont là que propos en l’air. Nous nous portons parfaitement bien et notre allure méditative n’est due qu’au fait que, randonneurs chevronnés, nous ne jouons pas les gazelles primesautières au matin d’une journée qui s’annonce chaude et qui compte un nombre appréciable de kilomètres dont beaucoup sont pentus.
Sur le coup de huit heures, comme le soleil est déjà guilleret, nous montons une longue côte et Albina, qui traînaillait à l’arrière depuis un moment, semble avoir le plus grand mal à combler l’écart qui la sépare de nous. Nous l’attendons au sommet. Elle nous rejoint, les traits tirés et le souffle court. Elle descend de vélo et se laisse tomber sur le talus.
– Pfff ! fait-elle. C’est bizarre ! Je suis tout vide dans moi. Je n’ai plus de force et mon tête tourne.
Nous attendions cela depuis le matin. C’est la « fringale » !
Cette expression populaire est un mot très précis du vocabulaire cycliste. Celui qui est atteint de « fringale » est complètement vidé de son carburant et a un besoin urgent de se nourrir, et de sucre plus particulièrement parce que c’est là ce qui redonne le plus rapidement des forces.
– Il faut manger, Albina. Manger du sucre !
– No ! dit Albina. Je n’ai pas faim. Je suis juste un peu fatiguée, mais cela va passer.
– Mangez un peu de pâte de fruits ou quelques bonbons.
– No, no et no !
Je vais insister, mais Jean-François L. me fait un clin d’œil. En sa qualité de médecin, il sait faire admettre aux malades des idées simples avec des mots compliqués. Gravement il prend le pouls d’Albina et fait » Tss ! tss ! » d’un air inquiet.
– Qu’est-ce qu’il y a ? dit Albina.
– Hypoglycémie ! dit Jean-François. Hypoglycémie aiguë !
– Mon Dieu ! dit Albina. Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est grave ?
– Si on ne fait rien, oui.
– Et qu’est-ce qu’il faut faire ?
– Il faut absorber du C6 H12 O6.
– Qu’est-ce que c’est que ça, mon Dieu ?
– Le vulgaire appelle cela du glucose.
– Et vous en avez ?
– Non.
Albina est extrêmement effrayée. Elle se voit déjà morte et ramenée en travers d’un cadre, bras et jambes ballants comme les cow-boys décédés, sur leur cheval. L’impression de grande lassitude qu’elle ressent ne l’aide en rien à se remonter le moral. Mais Jean-François la rassure. Aucun de nous n’a de C6 H12 O6 sous la main, mais quelques bonbons pourront très bien servir de traitement d’urgence avant que nous ne rencontrions un hôpital.
Le cycliste organisé a toujours dans sa sacoche bonbons, chocolats, pâtes de fruits ou fruits secs, destinés à boucher un trou entre deux repas, à tromper la faim, à faire passer un moment difficile ou à remettre sur pied la victime d’un sérieux coup de pompe, telle Albina en ce moment.
– Je ne comprends pas, dit-elle. Tout allait bien, et puis, d’un seul coup…
C’est toujours d’un seul coup. Albina qui n’a rien mangé depuis la veille à midi, a usé ce matin ses dernières réserves, exactement comme se vide le réservoir d’essence d’une automobile. Le cycliste consomme énormément de carburant, ce qui explique pourquoi il mange si souvent et avec si grand appétit. Cette dernière côte est apparue brusquement à Albina comme un mur, sa bicyclette s’est faite plus lourde, ses jambes plus molles et sa tête plus légère. C’était la panne sèche.
Albina, convaincue par le vocabulaire barbare de Jean-François, mange du sucre. Elle mange également des tablettes d’Ovomaltine, des pâtes de fruits et du chocolat. Daniel qui n’a pourtant pas les mêmes soucis en profite pour dévorer quelques bricoles et Jean-François de son côté grignote du chocolat au lait. Antoine et moi finissons un paquet de caramels mous. Nos épouses seraient là (ou nos mères) elles nous diraient que nous n’aurons plus faim à midi et nous ririons bien, tous, la bouche pleine, comme des mal élevés. Le cycliste a toujours faim.
– Ça va mieux, dit Albina. Je crois que je vais pouvoir repartir tout doucement.
En fait, elle repart aussitôt à belle allure car les « coups de pompe » dus à la « fringale » disparaissent aussi vite qu’ils sont venus, à condition de s’alimenter et surtout de manger du sucre.
Vers 10 heures, Antoine déclare qu’il se sent atteint d’hypoglycémie aigüe et que, si la Faculté le permet, il s’arrêterait volontiers dans une auberge pour se soigner à défaut de C6 H12 O6, au pâté de campagne ou au saucisson sec. La Faculté permet d’autant plus qu’elle est justement atteinte du même mal. Daniel et moi nous sentons également très hypoglycémiques.
Albina, qui ne veut pas manger, s’assied avec nous. Mais comme elle n’arrive pas à détacher son regard du pain blanc et du pot de rillettes que l’aubergiste a posés devant nous, elle préfère s’asseoir un peu plus loin, dans l’herbe, à côté des vélos.
Vers midi et demie, après avoir fait encore une quarantaine de kilomètres, nous déjeunons. Albina grignote quelques crudités et un petit suisse, en nous assurant que nous nous détruisons la santé, que nous creusons notre tombe avec nos dents, et autres fariboles à l’usage des goinfres sédentaires, ce que nous ne sommes en aucune façon (sédentaires).
Pendant que nous prenons le café, Albina va faire un tour du côté des vélos pour voir comment ils vont, et cette soudaine sollicitude ne laisse pas de nous étonner jusqu’au moment où, vers 4 heures de l’après-midi, Jean-François s’aperçoit qu’il n’a plus de chocolat dans sa sacoche, Daniel plus d’Ovomaltine, Antoine plus de sucre et moi plus de bonbons. Comme nous arrivons à la ville étape, Albina presse vivement Jean-François d’aller dans une pharmacie acheter le médicament nécessaire à la guérison de son hypoglycémie.
– Bof ! dit Jean-François. Je crois que ce n’est plus la peine, vous savez. L’hypoglycémie, c’est, grosso modo, le manque de glucose, et le glucose c’est, grosso modo, du sucre. Aujourd’hui, Albina, je crois que vous n’avez pas manqué de sucre, si j’en juge par le vide de nos sacoches !
Albina est furieuse d’avoir été jouée.
– Tout ça, dit-elle, c’était pour me faire manger du sucre ? Vous êtes un horrible individu, un méprisable menteur et un détestable médecin. Voilà ce que vous êtes !
– Grosso modo, dit Daniel.
À l’hôtel, après nous être douchés et changés, nous descendons pour trouver Albina, prête avant nous, plongée dans la lecture de la carte du restaurant, son doigt errant entre les escargots de Bourgogne et l’entrecôte marchand de vin en passant par les quenelles de brochet Nantua et la truite aux amandes. Elle se tourne vers nous comme nous descendons.
– Vous aimez les femmes un peu grosses ? demande-t-elle.
Nous l’assurons que nous les préférons à toutes les autres.
– Bon ! dit Albina. Alors, à table !