Jérôme et les niais

« Pédale, ça déniaise! »

C’est ce que je me faisais crier, des fois, quand j’étais petit et que je m’aventurais à vélo en terrain inconnu. J’ai jamais bien compris pourquoi des jeunes que je ne connaissais pas pouvaient me crier ça. J’en ai déduit que c’était soit parce que je pédalais, soit parce que j’avais l’air niaiseux, ou toutes ces réponses sont bonnes. Ces colibets furent donc à l’origine d’une mauvaise estime de mon moi intime qui a dégénéré en crise d’identité doublée d’un bégaiement incontrôlable et d’une sévère poussée d’acné qui a dégénéré en dermite séborrhéique qui a dégénéré en complexe d’infériorité qui a dégénéré en psychose maniaco-dépressive qui a dégénéré en délire paranoïaque mais là on s’éloigne du sujet parce que ma vie privée c’est une autre histoire et heureusement je suis maintenant guéri après avoir découvert que je n’étais pas le seul à me faire crier des noms. En France itou, malgré la séculaire culture cycliste, les gens s’amusent à crier des noms aux cyclistes qui passent. Et des fois, les cyclistes leur répondent!!!

Le petit bijou qui suit en témoigne de belle façon. C’est notre second d’une série d’extraits du bouquin Albina et la bicyclette, que nous a patiemment transcrit un moine tibétain réincarné en cycliste spécialiste des parcours techniques, j’ai nommé Vanessa-les-ours, que je remercie bien bas car elle n’est pas très grande.

Jérôme et les niais


– Baisse la tête, t’auras l’air d’un coureur !

Jérôme n’a pas cillé. Tête droite, il est passé sans donner un coup de pédale plus vite que l’autre, ignorant le piéton qui vient de l’interpeller.

Il a l’habitude. Partout où le cycliste passe, des plaines de la Beauce au sommet du Puymorens, des forêts des Vosges aux landes de Gascogne, de la Bretagne à l’Estérel, le niais est là, sur le bord de la route, épanoui, pétillant d’esprit, ruisselant de saillies hilarantes, débordant de formules inédites :

– Baisse la tête, t’aura l’air d’un coureur ! Plus on pédale, plus on va vite ! Attention, la roue tourne ! Y sont pas loin, tu les auras ! De l’autre côté, ça redescend ! Est-ce que ta grand-mère fait du vélo ?

J’en passe, et des meilleures.

Le niais n’entre en transes qu’à la vue du cycliste. Que passe devant lui un cavalier, un marcheur, un automobiliste ou un pousseur de brouette, il se contentera de le regarder sans mot dire. Mieux ! Lui ferait-on remarquer qu’il pourrait dire un mot au passant, il répondra certainement qu’il n’est pas dans ses habitudes d’interpeller des inconnus. C’est une question d’éducation.

Que l’inconnu soit à vélo, tout change. Sous tous les cieux, immanquablement et par une sorte de prodige qui reste à expliquer, le cycliste déclenche la logorrhée du niais. Le cycliste et lui seul.

Jérôme, bien entendu, déteste cette familiarité vulgaire et il n’est pas le seul. Randonneur chevronné, après avoir couvert des dizaines de milliers de kilomètres il est un peu saturé de facéties et rêve d’avoir, sur son guidon, une espèce de laser portatif qui désintégrerait ces nuisibles avant même qu’ils n’aient ouvert la bouche.

Tout à ces réconfortantes pensées, il poursuit son ascension. Plus haut, sur la route, un automobiliste descendu de sa voiture le regarde venir. À son air, à une espèce de demi-sourire satisfait, à une lueur dans le regard, Jérôme sait que cela ne va pas manquer.

Cela ne manque pas :

– Allez ! Allez ! Plus c’est long, plus c’est bon !

Jérôme grince des dents. Mais la côte est rude et il ne se voit pas couper son effort pour aller dire au bonhomme qu’il ne se souvient pas de lui avoir été présenté.

Certes, les cyclistes ne sont pas ennemis d’un encouragement, d’un renseignement crié d’une voix amicale. » Bon courage ! » ou » Le sommet n’est plus très loin ! » par exemple, font passer un courant de sympathie sur la route et donnent du c¦ur au ventre pour se hisser jusqu’au col, même si l’estimation a été généreusement calculée comme c’est souvent le cas. Jérôme se souvient même qu’un jour, alors qu’il roulait bon train avec quelques amis, une femme au bras d’un quelconque chétif, avait crié : » Bravo ! Ça, c’est des hommes ! » Ce sont des choses qui réconfortent, mais qui peuvent aussi pousser » les hommes » à des fanfaronnades puériles, telles par exemple que de grimper la côte suivante sur un trop grand développement.

Mais ce n’est pas, hélas ! de ce genre de propos dont il s’agit ici.

Vers le sommet, une famille de pique-niqueurs déjeune à l’ombre des arbres. Le père, la mère et le fils. Bien blancs de peau, avec un rien d’enveloppé qui laisse à deviner leurs activités sportives. Des » vacanciers-auto « , types qui s’essoufflent à la vue d’un escalier et dont l’effort principal est d’aller d’un siège à un autre. Dès qu’ils aperçoivent Jérôme, ils se mettent à glapir tous les trois, cramoisis et la bouche pleine :

– Vas-y, Poulidor ! Baisse la tête ! Pousse sur les pédales ! Y sont pas loin, tu les auras !

» Ceux-là, se dit Jérôme excédé, je me les paie. «

La longue côte est presque finie, c’est une occasion pour souffler un peu. Il descend de vélo, fait demi-tour et, sa bicyclette à la main, revient vers la famille dont le père qui riait complaisamment l’instant d’avant est soudain beaucoup moins certain d’avoir dit quelque chose de comique. Pour tout dire, toute manducation suspendue, papa, maman et le fiston le regardent venir à eux avec un drôle d’air.

Jérôme s’arrête devant les niais, s’assied sur le cadre de sa bicyclette et leur crie gaiement avec le même ton de voix qu’ils avaient employé pour lui :

– Allez, pépère, mange ta tartine ! Mange, bonhomme, mange ! Tu ne sais pas qui te mangera ! Allez, la maman, avale ! Avale ! Allez, fiston, tu les auras ! Allez, papa, rentre le ventre, t’auras l’air d’un coureur !

Dire qu’ils sont étonnés serait faible. En fait, leur Dauphine se transformerait tout à coup en citrouille qu’ils en seraient moins surpris. Le père, qui a pris, en auto, l’habitude confortable d’interpeller les gens qui ne peuvent pas lui répondre, est tout saisi de voir que c’est un sport qui peut avoir ses inconvénients.

– Dites donc !… balbutie-t-il. Je… Dites voir !…

La mère fait des » oh ! » et des » ah ! » C’est le monde à l’envers ! Si on ne peut plus s’amuser à interpeller les cyclistes, maintenant, c’est la fin de tout ! On est là, bien tranquilles, à manger dans l’herbe, et puis voilà qu’un type qui sort d’on ne sait où se permet de vous crier des choses ! Pourtant, réfléchissant qu’on est à trois contre un, avec la Dauphine pour filer si des fois ça tournait mal, la dame reprend voix :

– Dites donc, malhonnête ! On vous cause pas, nous !

– Je vous prie de bien vouloir m’excuser, dit Jérôme. Mais il m’avait pourtant bien semblé que vous m’aviez fait l’honneur de m’adresser la parole.

– Oh ! oui, hein ! Les belles phrases, ça va, hein ! On vous a crié pour vous encourager et puis c’est tout !

– Mais moi aussi, chère madame. Je vous encourageais à manger.

– Ça suffit comme ça, hein ! Si vous êtes pas content…

Si. Jérôme est content. Ces figures amusantes, luisantes de colère et un peu paniquées, parce qu’on ne sait jamais, le réjouissent. Depuis le temps qu’il subit sans rien dire les sanies verbales de niais, il n’est pas mécontent de jeter un peu le trouble dans leurs petites têtes insatisfaites.

Ragaillardi par l’impétuosité de son épouse et réalisant qu’il n’y a pas de danger, l’homme retrouve quelque virilité :

– Il faudrait voir, hein ! On va ensemble aux gendarmes, si vous voulez ! On sait pas qui vous êtes, après tout !

– Mais si, vous le savez. Je suis Poulidor.

– Poulidor, vous ? Ah la la !

– Mais c’est vous qui me l’avez dit !

Jérôme fait durer le plaisir pour laisser à Robert qui monte la côte derrière lui le temps d’arriver et de jouir du spectacle. Le mutisme et le sourire de Jérôme exaspèrent les pique-niqueurs. Le gosse, lui, ne dit rien. Une taloche est vite arrivée. Et puis, papa-maman dans la panade, c’est plutôt rigolo. Jérôme voit du coin de l’oeil la silhouette de Robert qui se rapproche lentement. La femme s’énerve, décidément, et se laisse aller à sa nature:

– Si c’est pas malheureux ! Minable ! Hé, traîne-patins ! Qui c’est qui l’a sonné, celui-là, avec sa bécane ! Tiens ! En v’là un autre à présent ! Baisse la tête, hé !

Curieusement, tandis que Robert interloqué par cet accueil met pied à terre à côté de Jérôme et lui demande ce qui se passe, le gros homme, soudain gêné, tente de faire taire sa femme qui, sans l’écouter, le repousse du bras en disant que non mais des dois on va tout de même pas se gêner ! On est en République, non ?

– Mais c’est Bourdieu ! s’exclame soudain Robert stupéfait. Bonjour, Bourdieu !

– B… Bonjour, monsieur le Directeur, dit le pauvre homme en ôtant sa belle casquette blanche. Com… comment ça va, monsieur le Directeur ? C’est M. le Directeur, dit-il à sa femme qui en reste bouche bée et oscille sur ses jambes comme si elle allait tomber sur le rôti de veau froid.

– Ben vrai ! dit-elle enfin. Qui nous aurait dit ? … Le plaisir… Pour une surprise…

– Tu connaissais Bourdieu ? dit Robert, étonné à Jérôme. Que se passe-t-il ?

– Rien, dit Jérôme en souriant. Un malentendu. Je t’expliquerai.

Robert renonce à comprendre et, en homme bien élevé, fait les présentations :

– Bourdieu, l’un de mes employés. Me Daussats, avocat.

– En… enchanté, maître, dit Bourdieu en tendant une main moite à Jérôme. On… Ce qu’on disait…

– C’était pour causer, dit la bonne femme qui transpire abondamment et, de toute évidence, ne sait plus où se mettre.

Voilà leur monde renversé. Est-ce qu’on peut se douter ? Un directeur et un avocat à bicyclette ! On prévient ! Y a plus de critères ! Comment on fait, alors, quand y a plus de critères ? Sur la route, en général, on sait. Dieu merci ! Les grosses voitures, Mercedes, Rolls et tout ça, on se range et on ne dit rien. Les autres, plus modestes, on leur crie des choses au passage : » Va donc, eh ! » Les tout-petits, 2 CV, 4L, c’est bien simple : on le les laisse pas doubler. Ils n’ont qu’à acheter plus gros. Chacun sa place et chacun à son rang. Sans ça, y a plus de démocratie possible. Mais à vélo, alors là ! C’est de l’abus de confiance. Où on va si tout le monde se met à aller à vélo ? Pourquoi pas de Gaulle pendant qu’ils y sont ? Et encore, de Gaulle, on le reconnaîtrait. Mais un avocat ? Un directeur ? Ça devrait avoir un insigne ou un fanion qu’on sache à qui on a affaire ! Tout ça, c’est la faute à Bourdieu. Il est toujours à crier des trucs marrants aux cyclistes. Il va entendre quelque chose, Bourdieu, quand ces deux-là seront repartis !

– Eh bien, dit Robert, ne nous refroidissons pas. Enchanté de vous avoir rencontré, Bourdieu. Bonne fin de vacances.

– Bonne c… continuation, monsieur le Directeur, dit Bourdieu.

Ils remontent à vélo et reprennent leur route, tandis que la femme commence comme elle dit à » parler du pays » à son imbécile de mari. Le gosse reçoit une taloche pour lui apprendre à crier des choses aux cyclistes.

Plus haut, sur la route, Jérôme raconte l’histoire à Robert qui s’en amuse.

– En voilà toujours trois, dit-il, qui ne crieront plus jamais rien aux cyclistes !

Ils attaquent la descente au début de laquelle une brave vieille dame, assise sur un pliant, tricote une chose mauve.

– Baissez la tête, dit-elle d’une petite voix, vous aurez l’air de coureurs !