Cette semaine, Albina n’en peut plus et consulte un psychiatre. Son problème? elle aime faire du vélo mais elle n’aime pas faire du vélo. dur à comprendre? Pas tant que ça. Albina, souvent, me fait penser à l’amie Hélène qui s’était acheté un bicycle jaune chez Record dans une chronique précédente.
Albina chez le psychiatre
Sans en parler à quiconque, Albina a pris rendez-vous avec un psychiatre. Elle n’en peut plus. Son bel équilibre moral est rompu et ses alternances d’exaltation et de désespoir la troublent et l’inquiètent. Le docteur Bouton-Lagrèle, qui lui a été vivement recommandé par son amie Béatrice, va, sans nul doute, voir plus clair qu’elle-même dans son cas qui n’est pas loin de lui paraître désespéré.
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Dites-moi tout ! dit le docteur Bouton-Lagrèle.
C’est un homme au visage sévère, dont le regard enfoui sous des sourcils broussailleux laisse présager qu’il vous décortique le complexe en moins de deux, traque sans pitié les moindres inhibitions et défoule, comme en se jouant, les refoulements les plus opiniâtres.
Albina est un peu déçue. Elle croyait devoir s’allonger sur un divan et constate avec dépit qu’il n’en est rien. Elle pense qu’elle se serait mieux expliquée allongée, qu’assise sur une chaise dure. Du moins est-ce ainsi que l’on procède chez les psychiatres des dessins humoristiques. Mais le docteur Bouton-Lagrèle ne doit pas être au courant. Il n’a d’ailleurs pas une tête à regarder les dessins humoristiques. C’est à se demander où il a appris son métier.
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Dites-moi tout, dit-il sobrement.
Albina se tortille sur sa chaise et ne sait trop par quel bout commencer. Elle décide de s’expliquer en vrac, comme cela viendra, laissant à l’homme de l’art le soin de s’y retrouver s’il le peut. Après tout, c’est lui le psychiatre !
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Voilà ! dit-elle. Je fais du baïcycl’ et je déteste cela. Je suis toujours fatiguée, j’ai mal partout et ils disent que c’est de mon faute parce que je pédale comme une facteur. Et je ne suis pas content quand je ne fais ps du baïcycl’. J’ai du fatigue dans les montées et un peu peur dans les descentes et je dis toujours c’est le dernier fois que je fais du veylow. Pourtant c’est toujours moi qui téléphone pour demander quand est-ce qu’on va encore à baïcycl’. Un jour, ils ne m’ont pas emmenée et j’étais vraiment très malheureuse tout la journée. Quand ils m’emmènent, je suis aussi très malheureuse tout la journée. Ce n’est pas une chose logique et les choses pas logiques, ça n’est pas sain et ça fait venir des boutons. Je rêve la nuit que je monte la Toormalette et l’Awbisk et que je suis content parque j’ai une grande braquet, et pourtant je…
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Doucement ! dit le docteur Bouton-Lagrèle. Doucement ! Voyons, que ressentez-vous quand vous allez à bicyclette ?
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Mal à la derrière principalement.
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Non. Je veux dire : moralement ?
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Oh ! Moralement ? Je voudrais que je peux aller plus vite et passer devant.
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C’est cela ! Et vous ne pouvez pas parce que vous êtes inhibée par…
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Je ne peux pas parce que je ne suis pas encore assez fort et que je sors avec rien que des garçons qui sont très !
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Très quoi ?
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Très fortes !
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Voilà qui est intéressant ! dit le docteur Bouton-Lagrèle. Rien qu’avec des garçons, hein ? Et ils sont comment, ces garçons ?
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Terribles ! dit Albina. Roger, par exemple, il monte du 12% avec du 48×14 ! Vous vous rendez compte ! Toutes les côtes du vallée de Chevreuse sans dérailler jamais ! On l’a appelé duc de Chevreuse. Moi, il me tue.
Le docteur Bouton-Lagrèle ferme les yeux et tente de se représenter la chose. Cette frêle jeune fille blonde entraînée dans d’inconcevables orgies cyclistes par des garçons terribles conduits par un duc, lui pose un problème. Un problème intéressant. Le 12% le trouble pourtant un peu. Un duc usurier ? Cela s’est vu. Il comprend très bien pour être allé à bicyclette une ou deux fois, les affres de sa cliente. Il faut être fou ! Or lui n’est pas fou, il est psychiatre. Et le psychiatre, c’est bien connu, s’emploie à démêler avec logique et clarté les sentiments confus de ses malheureux clients.
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Résumons, dit-il. Vous n’aimez pas aller à vélo, mais vous y être contrainte par une bande de garçons qui ne déraillent pas, conduits par un duc qui prête à 12% ?
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Voulez-vous répéter cela lentement, dit Albina.
Le psychiatre répète lentement.
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Vous croyez ? dit Albina songeuse. Je n’avais pas vu les choses comme cela. Moi, je vois plus simple. J’ai envie d’être sur le baïcycl’ quand je ne suis pas et je n,ai pas envie d’être quand je suis.
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C’est bien ce que j’avais compris, dit le spécialiste. Je crois que le mieux, pour vous, c’est de ne plus monter du tout à bicyclette.
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Mais je veux monter à baïcycl’ !
Le psychiatre soupire. Le cas n’est pas si simple. Cela doit remonter à la tendre enfance, voire à la période prénatale.
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Rassemblez vos souvenirs, dit-il. N’avez-vous jamais été amoureuse de Louison Bobet ?
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No ! dit Albina. Je suis une Américaine. J’ai été amoureuse de Larry Wilkinson.
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No, un joueur de base-ball.
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Parfait ! Et quand vous êtes à vélo, vous sentez en vous comme un désir irrépressible de jouer au base-ball !
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Jouer au base-ball à veylow ? Vous confondez avec le polo, je pense ! Mais le polo, c’est avec une cheval et on ne peut pas jouer au base-ball avec une cheval. J’ai peur que vous mélangez un peu tout. D’ailleurs, je déteste le base-ball. En fait, j’ai vu l’autre jour du base-ball au cinéma et j’ai trouvé tout à fait ridicule. À ce moment, j’avais envie d’être sur un baïcycl’, mais je ne pouvais pas puisque j’étais au cinéma.
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Bien ! Bien ! Bien ! Je crois donc que le mieux, pour vous, c’est de faire beaucoup de bicyclette.
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Mais je déteste le baïcycl’ ! Je dis toutes ces choses à vous depuis une heure !
Le docteur Bouton-Lagrèle soupire et se passe la main sur le visage.
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Procédons par ordre, dit-il d’une voix lasse. Qu’est-ce qui vous fatigue dans le vélo ?
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Le veylow !
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Mais encore ?
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Encore le veylow !
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Mais plus particulièrement ?
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La selle.
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Ah ! Bien. Parlez-moi de votre selle.
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C’est une selle formidable. Avant, je voulais une selle avec plein de ressorts qui fait « crouing ! crouing ! » quand je pédale, mais ils ont dit non ! Il faut une selle dure, ils ont dit. Je n’aime pas les selles dures, mais je dois dire, honnête, que l’ankle-play il est plus rond avec la selle dure qu’avec la selle mou. Surtout que maintenant je sais bien poser mes ischions sur le croissant.
Il y a un silence.
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Voilà ! dit Albina.
Le docteur Bouton-Lagrèle la considère sans mot dire. Il a à peu près tout compris sauf le croissant, mais pour un million il ne demandera pas de précision à ce sujet. Chaque jour apporte sa peine.
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En somme, dit-il, vous avez une mauvaise selle ? Eh bien, il faut changer de selle.
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Oh ! no, dit Albina, ils ne me laisseront jamais. Ils diront j’ai une selle de facteur, et après ils roulent plus vite pour faire croire ils ne sont pas avec moi. C’est comme pour mes pignons, vous savez ! J’aimerais avoir quelques dents de plus, mais ils ne veulent pas. Ils disent c’est seulement bon pour faire la montagne. Dans la plaine, ils disent j’ai assez de dents comme ça. Même Roger, le duc, il voudrait que j’en aie moins.
Le docteur Bouton-Lagrèle pose la main sur son téléphone.
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Vous permettez, dit-il, j’appelle un confrère en consultation.
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Faites ! dit Albina. Vous êtes malade ?
Le médecin fait un numéro et obtient son correspondant.
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Allô ! Zeligman ? dit-il. Dites-moi, mon cher, vous qui prétendez avoir tout vu, faites donc un saut jusque chez moi. Je crois que je vais vous étonner.
Puis il raccroche avec un mince sourire.
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Il sera là dans un instant, dit-il. En attendant, bavardons tranquillement. Libérez votre esprit. Parlez-moi de tout ce que vous voudrez sauf de vélo.
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C’est difficile, dit Albina, je ne pense qu’à ça. Vous savez ce qui serait bien ? Que dimanche vous veniez avec nous faire quatre-vingts ou cent kilomètres à veylow ! Peut-être vous comprendriez mieux mon problème.
Le docteur Bouton-Lagrèle frissonne. Jamais il n’a pris conscience comme en cet instant de ce que la profession de psychiatre peut avoir de dangereux. Il a soudain hâte de voir arriver Zeligman.
Habitant le quartier, celui-ci arrive peu après et, les présentations faites, Bouton-Lagrèle le prie de s’asseoir et de l’écouter avec attention.
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Voilà une jeune fille, dit-il, qui n’aime pas la bicyclette et qui est obligée d’en faire par une bande de garçons terribles qui n’aiment pas les facteurs des P.T.T. et qui sont conduits par un duc usurier qui voudrait lui faire arracher des dents !
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Arracher des dents ? dit Zeligman en prenant des notes.
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Ou tout au moins lui interdire d’en avoir davantage, ce qui est tout aussi discourtois. J’ajoute qu’elle a été amoureuse d’un joueur de base-ball et non de Louison Bobet, comme votre femme ou la mienne, qu’elle déteste le base-ball au cinéma, qu’elle le confond d’ailleurs avec le polo, qu’elle raffole de la bicyclette au point d’être malheureuse quand elle n’en fait pas, mais qu’elle n’aime pas en faire, particulièrement sur une selle qui ne fait pas « « crouing ! crouing ! » et sur laquelle pourtant elle pose parfaitement ses ischions.
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Et alors ? dit Zeligman, pas autrement impressionné.
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Et alors ! Vous trouvez cela normal, vous ?
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Non. Mais qu’est-ce qui est normal en ce bas monde ? Hier, j’ai eu un client, un Breton, employé à l’E.D .F., qui se prenait pour un Breton employé à l’E.D.F. Le problème était de savoir pourquoi il était venu me consulter.
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Vous y êtes parvenu ?
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Non sans mal ! Je l’ai questionné trois heures durant, mais j’ai fini par savoir : il venait relever mon compteur d’électricité ! C’est vous dire que votre histoire de dentiste qui prête à usure aux facteurs des P.T .T. qui jouent au base-ball à bicyclette avec Louison Bobet, c’est de la petite bière !
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Bien ! Mais la question est celle-ci : doit-elle ou non continuer à faire de la bicyclette ?
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Qui ?
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Cette jeune fille !
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Cette jeune fille ? Elle a quelque chose à voir avec votre histoire, cette jeune fille ? Eh bien, mais pourquoi ne ferait-elle pas de la bicyclette ?
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Mais pourquoi en ferait-elle ?
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Là, vous soulevez un point intéressant. Pourquoi fait-on de la bicyclette ?
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Oui, Et d’un autre côté, pourquoi n’en fait-on pas ?
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C’est tout le problème.
Il réfléchissent longuement, font une partie de combat naval et consultent divers ouvrages scientifiques qui traitent de tous les cas, excepté de celui de leur cliente. De guerre lasse ils font passer à Albina des tests qui démontrent surabondamment qu’elle est une Américaine du sexe féminin, dotée d’une intelligence tout à fait satisfaisante, d’instincts normaux et d’appétits naturels. Après quoi, ils se font passer des tests à eux-mêmes, mais n’en communiquent pas les résultats.
Ils prient Albina de tout leur expliquer une nouvelle fois depuis A jusqu’à Z, en sautant l’histoire des dents que, d’un commun accord, ils considèrent comme négligeable, inadéquate et complètement hors du sujet.
Albina s’exécute et même sur son élan, leur fait un cours complet sur la bicyclette, leur apprend à calculer la chasse d’une fourche avant, ainsi que le rapport d’un braquet en se servant du nombre Pi. Elle les quitte à la nuit tombante, plongés dans de profondes réflexions et, pour tout dire, tout à fait perplexes.
Albina me racontait cette histoire le dimanche suivant, alors que nous montions derrière Roger une rampe de la vallée de Chevreuse. Un tandem nous croisa à grande vitesse et Albina, poussant un petit cri, faillit tomber dans le fossé.
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Eh bien, Albina, dis-je, vous n’avez jamais vu de tandem ?
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Si ! dit-elle. Mais j’ai été un peu surprise. Vous ne devineriez jamais qui il y avait sur cette tandem !
J’eus une illumination :
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Bouton-Lagrèle et Zeligman !
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Tout juste ! dit Albina. Je n’avais pas bien compris leur cas l’autre jour, mais je crois que je leur ai donné de bons conseils. Maintenant ils ont l’air tout à fait guéris !