Aujourd’hui, Albina s’initie aux joies d’une réalité que nous connaissons bien au Québec: le vélo hivernal.
Albina au-dessous de zéro
Albina sonne à ma porte à 9 heures du matin et fronce ses sourcils givrés.
– Mhwwbhmplmbbwpm ? mwwhmppwhmmpphm ! dit-elle d’une voix laineuse.
– Baissez un peu votre col roulé, dis-je, et articulez.
Elle dégage sa bouche et sa phrase jaillit au sein d’un nuage de buée :
– Vous avez vu le température ? 8 sous le dessous du zéro !
– C’est une température idéale, dis-je. Ne vous laissez pas affoler par les chiffres. En Fahrenheit, c’est encore plus impressionnant.
Je l’ai convaincue (non sans mal, on s’en doute) que l’hiver et ses rigueurs n’arrêtaient en rien les promenades à bicyclette. Il est tout à fait ridicule d’affirmer qu’il fait trop froid pour aller à vélo alors qu’on fait queue à la gare de Lyon pour aller aux quatre cents diables faire du ski. Je n’ai rien contre le ski ; j’en ai fait. Et bien que la manie que j’aie de m’arrêter au bas des pistes en m’accrochant aux gens me fasse considérer comme un pas fréquentable, je reconnais que c’est un sport digne d’intérêt. Mais entre le fait de se faire bêtement tirer au haut des pentes par une ficelle et celui de gravir des côtes à la force de ses jarrets, il y a des degrés. Et ce sont précisément ces degrés-là qui font que l’on n’a pas froid à vélo.
– Eh bien, moi, dit Albina, j’ai froid !
– Parce que vous restez là à parler de ski ! Allons, en selle et en route !
Un bonnet sur les oreilles, le col remonté sur le nez, des lunettes, des gants fourrés et de la laine partout, on ne peut pas avoir froid à moins d’y mettre de la mauvaise volonté.
– Je n’ai pas du mauvais volonté, dit Albina, j’ai du mauvais circulation.
– Précisément, le vélo remédie aussi à cela ! Pédalez, s’il vous plaît, et mieux que cela !
– Ne me dites pas que j’ai encore des choses à apprendre ! Je sais lâcher mon main gauche et mon…
– Vous savez freiner des deux freins à la fois, vous savez regarder derrière vous sans donner l’impression que vous êtes ivres, vous savez relever la pédale qui est à l’intérieur du virage et vous pensez, maintenant, à ôter vos pieds des cale-pieds quand vous arrêtez. Je sais ! Mais vous ne savez pas encore pédaler.
– De toutes les choses incroyablement preposterous que j’ai entendues…
Il faut toujours qu’elle discute ! Certes, cela lui développe les poumons, mais le vélo pratiqué en silence suffit amplement à atteindre ce but.
C’est pourtant vrai qu’elle ne sait pas pédaler. Comme tous les gens à qui on ne l’a pas appris, d’ailleurs. Je la regarde présentement rouler devant moi : elle donne littéralement des coups de pied à ses pédales, se déhanche et roule des épaules, ceci étant d’ailleurs la conséquence de cela. Elle se fatigue dix fois plus qu’il ne convient, pour un résultat très médiocre.
– Vous pédalez, dis-je, comme un canard atteint de sciatique.
Albina freine, descend de vélo, appuie celui-ci contre un arbre et boude. Et une Américaine qui boude, c’est pire qu’une Américaine qui discute.
– Allons, Albina, ne boudez plus ! Il faut bien que je vous apprenne à…
– Coin ! Coin ! Coin ! fait Albina.
– Bon, je retire le canard ! Mais remontez à vélo, vous allez prendre froid.
– Ah ! Vous voyez bien qu’il fait trop froid pour faire du veylow !
– Mais en ce moment vous ne faites pas de vélo, vous boudez !
– Il ne fait jamais trop froid pour bouder. À le Alaska, j’ai boudé par 30 sous le dessous du zéro !
– Bien ! dis-je en remontant en selle. Voyez comment il faut faire : accompagnez la pédale jusqu’au bout en baissant la pointe du pied, poussez vers l’arrière et soulagez du poids de votre jambe la pédale qui remonte.
– C’est trop compliqué, dit Albina. J’apprendrai cet été. Mon intelligence de canard est tout glacé.
– Tournez sans secousse en faisant fonctionner la cheville. Cela donne un coup de pédale harmonieux, efficace et sans à-coups.
– Vous allez vous geler la langue, dit Albina qui boude toujours.
– Cela fait travailler toute la jambe, empêche la formation de cellulite et…
– Hey !
– Hey, quoi ?
– Cela empêche vraiment le cellulitis de venir ?
– Absolument !
– En selle ! crie Albina en sautant sur son vélo.
Le temps que je la rattrape, elle a déjà fait un bon kilomètre et pédale déjà beaucoup mieux.
– Il faut dire en premier les choses les plus importants, dit-elle.
– Soulagez le poids de la jambe qui remonte et, mieux, tirez légèrement sur la pédale montante grâce à la courroie du cale-pied.
– C’est vrai ! dit Albina. C’est extraordinaire ! Ça change tout, comme on disait à Christopher Colombus.
– Quoi ? (La conversation d’Albina est imprévisible.) Qui a dit « ça change tout » à Christophe Colomb ?
– Le Bureau d’immigration, il paraît, quand ils ont su qu’il était Génois ! Ils croyaient il était Cubain !
Je lui fais monter une ou deux côtes en l’encourageant encore à étudier son coup de pédale sans lequel on ne peut aller bien loin ni bien facilement et qui, s’il n’est pas bien exécuté, fait toujours ressembler le cycliste le plus élégant à un cultivateur qui rentre des champs, sa rude journée terminée. Elle fait rapidement des progrès et en convient car elle a une excellente nature.
– C’est vrai, ça monte mieux, dit-elle, et je n’ai plus froid. Au ski, des fois, j’ai froid.
– En descendant ?
– No ! En faisant la queue au remonte-pente !
– Ne me parlez pas de cet engin. Le seul ski qui mérite le nom de sport, c’est le ski de fond.
– Mais…
– Vous vous voyez vous faire hisser vingt fois dans la journée au sommet de l’Iseran pour le seul plaisir de le descendre vingt fois à bicyclette ?
– Je…
– Vous appelleriez cela faire du sport ?
– Mais…
– Alors, ne discutez pas !
– Vous me rappelez mon frère Jerry quand il parle à ses soldats, dit Albina. Le même respect, exactement, pour les opinions des autres.
– Je n’oblige personne à faire du vélo.
– Jerry non plus, il n’oblige personne à être Marine. Mais quand ils sont, ils voudraient qu’ils ne sont plus.
– Eh bien, ne soyez pas cycliste. Vous êtes libre.
– Oh, no ! dit Albina. J’aime le veylow malgré que vous êtes là !
Il y a un silence.
– À quoi vous pensez quand vous roulez ? dit Albina.
– À tout et à rien, selon les moments. Je pense que j’ai bien de la chance d’aimer le vélo, je pense au paysage que je traverse, aux gens que je rencontre, à la dernière sortie, au prochain voyage, au temps qu’il fait ou qu’il fera, je pense à travailler mon coup de pédale, je surveille mon style…
– Pour être beau ?
– Pour être efficace. Pour avancer mieux en me fatiguant moins. Je pense à la route, je pense aux vacances. En ce moment, je pense à vous parce que si vous vous obstinez à rouler sur le bas-côté de la route, vous allez crever.
– Pourquoi là plus qu’ailleurs ?
– Parce que c’est surtout là que sont les silex et les clous. Je pense que vous allez crever et que vous ne savez pas encore réparer et que vous n’avez sûrement pas ce qu’il faut de toute façon, et que…
– Ne pensez plus ! dit Albina. Vous pensez trop.
Sur la route, Albina est très étonnée par le nombre de cyclistes que nous croisons (mais rien n’étonne les non-cyclistes comme les cyclistes). Seuls ou en groupes, bien emmitouflés, ces congénères nous saluent de la main au passage et moulinent gaiement, faisant circuler leur sang et travailler leur cœur et leurs poumons. C’est un spectacle autrement réconfortant que celui que donnent ces jeunes gens débiles et pétrolettisés qui, casque en tête et vautrés sur du faux léopard, font beaucoup de bruit et de fumée et se prennent, à cinquante à l’heure, pour les Fils de la Tempête.
– Froid, Albina ?
– Non, plus maintenant. Dessous le laine, je suis comme un bain turc. Regarder le dame, devant nous. C’est incroyable comme il y a des gens qui pédalent mal. On va la rattraper.
Une robuste fermière nous précède en effet sur la route. Juchée sur un vieux vélo poussif et grinçant, les talons bien calés sur les pédales, les genoux écartés, elle avance en tanguant au rythme des saccades que ses grosses jambes impriment à sa bicyclette.
Albina se courbe sur son guidon, soigne son style et la double victorieusement (et sans gloire !). Je suis sûr qu’en ce moment elle se prend pour Anquetil. Moi, dans ces moments-là, je me prends pour Louison Bobet, mais je suis d’une autre génération.
– Vraiment, dit Albina quand je la rejoins, vraiment il faut bien le dire, il y a des femmes qui ont seulement la cellulitis qu’elles méritent !