Journal du TransRockies: Étape 4

Mercredi 13 août    Étape 4       Sandy McNabb

La nuit fut froide, éclairée par la pleine lune qui jetait sur le campement et les hautes montagnes un éclairage surréel. Le réveil est difficile dans cette température glaciale. Il est 5h45, le soleil est encore loin derrière les montagnes. On met toutes les couches de vêtements disponibles, qu’on enlèvera à la dernière minute pour le départ. Parlant de vêtements, c’est une question vestimentaire qui dictera notre tactique de course aujourd’hui. Ça fait trois soirs qu’on monte sur le podium pour ramasser nos médailles. Les gars de Rocky Mountain y retournent une deuxième fois, eux, pour recevoir le chandail de leaders. Mon coéquipier Michel a épuisé sa collection de maillots et devra faire du lavage avant demain. Moi, j’ai épuisé mes chandails Kona et j’en serai bientôt aux chandails Mont-Vélo mais j’ai un dilemme éthique (voir chronique future). Bref, on fait face à un choix : laver notre linge, oubedon prendre la tête de la course chez les masters et se faire fournir des beaux maillots tous neufs à chaque soir.

L’étape 4 est courte (65 km) mais elle présente des difficultés majeures, qui permettront de creuser des écarts. Nous décidons donc qu’une offensive serait envisageable aujourd’hui, sans y laisser toutes nos cartouches bien sûr. Il s’agira de juger si le jeu en vaut la chandelle. On ne s’épuisera pas dans une lutte inutile, mais si nos adversaires montrent le moindre signe de fatigue, c’est l’occasion de prendre les devants.

On dirait que Eric et Tony ont tenu le même raisonnement, car dès le départ, ils collent aux fesses des trois premières équipes élite. Je m’interroge sur la pertinence de ce move, si tôt dans la course. Les gars brûlent-ils des cartouches pour rien? C’est ce qu’on verra plus tard… Nous sommes capables de soutenir le pace jusqu’en haut de la montée initiale, qui dure seulement quelques kilomètres. Même chose en descente, les gars sont agressifs mais ne réussissent pas à créer d’écart.

On débouche sur un chemin de gravier, suivi de 5 km d’asphalte. Ça niaise un peu dans les relais, je réinstaure donc le régime de la cloche aux minutes. Minutes québécoises de 45 secondes et minutes B.C. de 70 secondes. Ben non, c’est une joke! Une joke de Eric, d’ailleurs! Je le rassure sur ma réputation exemplaire, mon honnêteté légendaire.

Petite note inquiétante : Michel a perdu toute l’huile de sa fourche dans la descente tout à l’heure. Il fera la journée complète sans suspension aucune, avec la fourche barrée en bas. Et c’est la pire journée pour que ça arrive, parce que les descentes sont rocailleuses et il y a plusieurs sections de glaise durcie, qui fut piétinée par des vaches lorsque mouillée. Ça a durci comme de la roche et c’est raboteux. Pendant que je flotte la-dessus avec mon Kikapu, Michel serre les dents et m’implore de l’attendre.

Nous arrivons au pied de Grass Pass, difficulté no1. Une « very steep ride-push » 450 m de dénivelé sur 2,5 km. Tout le monde à pied dans le singletrack!

Je prends les devants, dépassant le couple autrichien avec leur foutue corde dans les jambes. Mike me suit et il est facile de savoir que Eric nous suit de près lui aussi, car il respire tellement fort. J’en ai pas encore parlé, mais c’est vraiment spécial de l’entendre. Il garde la bouche fermée, mais souffle comme un boeuf à la moindre montée. Lors des premières étapes, on croyait qu’il faisait des jokes et on lui disait qu’en bon roadie, il jouait bien la comédie du gars qui souffre. Il nous jure n’avoir jamais fait de course sur route et ne pas bluffer. On le croit maintenant. On entend la « dynamo hum » juste derrière nous, qui s’amplifie à mesure que la pente s’accentue. Tony est légèrement gappé, mais Eric ne cède pas un pouce. Le Hmf-hmf devient HHHHMMMFFFF-HHHMMMFFFF!!! Puis AAHHHMMMMFFF-AAAAAAHHMMMMFFFF-RRRRAAAAHHHMMMMFFF!!!

Petit répit, on enfourche les vélos pour quelques mètres… Pour nous montrer qu’il est toujours là, Eric lance : « Mike and Gilles… went up the hill! » J’essaie de penser à une réponse intelligente mais rien ne vient. Débarque pis pousse pis farme ta yeule, mon Gilles. Essaie de pousser un tout petit peu plus fort, tu vas les décoller. Et ça fonctionne! La dynamo hum se fait soudainement plus discrète derrière, et au bout de quelques minutes, on ne l’entend plus. On sort du bois et la montée continue à perte de vue dans la prairie alpine. On est accotés, les jambes chauffent, le dos itou, la sueur nous pisse sur le visage. Let’s go mon Ti-Mike!

On finit par arriver au sommet de la passe, le paysage est grandiose(j’ai l’impression de me répéter, mais enfin, c’est trop hot). On est bons pour relancer dans la descente et sur le plat, avant d’amorcer l’autre passe, Sullivan pass, encore plus haute. Dans une section dégagée, Mike a aperçu les boys au loin et il augmente le pace. On aboutit sur un ridge et plus ça va, plus la trail disparaît dans les buissons piquants. Ces arbustes nous ralentissent, nous fouettent et nous grafignent. Le paradis des sado-masochistes. Encore mieux que la trail « whip me, snip me » à Whistler. Parlant de sado-masochistes, les gars de Flash 5 sont pas loin devant, et ils ont ressorti leur grand élastique jaune pour se tirer. C’est gai. Dans le sens de gai. Et c’est pas trop intelligent, car la trail est tellement confuse et encombrée. Il faut souvent prendre son vélo à deux mains et foncer à travers les branchages pour se frayer un chemin. Inévitablement, leur corde s’est empêtrée dans les broussailles et ils l’ont perdue, et inévitablement, elle s’est ramassée dans mon vélo. Je fais semblant d’être fâché : « Ah ben tabarnak, v’la mon bike qui est pris dans l’asti de corde de gai des Flash 5!!!, Ça parle au diable! » Mike est mort de rire derrière.

Plus de signe des Rocky Mountain derrière. Sans s’énerver, nous gardons un bon rythme. Nous prenons bien soin de suivre les rubans, de ne pas se perdre et de ne pas flatter. La descente est grisante. D’abord dans le singletrack encombré de bosquets d’arbustes, ensuite dans du doubletrack, où on file à 80 km/h. On fait la connaissance de Ryan-Draper, une équipe de Canmore qu’on a pas vue souvent depuis le début car ils ont eu des difficultés. Aujourd’hui ils vont bien et on roule à un bon train ensemble.

Les dernières sections de plat donnent de la misère à Michel à cause de sa suspension inexistante, alors on est pas fâchés de voir la dernière rivière à traverser à gué, signe de l’arrivée au campement de Sandy McNabb. Ces 65 km nous auront pris 4 heures 10. L’équipe Rocky Mountain a dû chasser fort, parce qu’ils ont chuté et ont pris une mauvaise direction. On leur a pris 13 minutes et ce soir, c’est nous qui enfilerons le maillot de leaders.

De l’avis de tous, ce fut la plus belle journée à date. On se sentait loin dans la nature sauvage. L’an passé, l’itinéraire était le même mais la journée avait tourné au cauchemar à cause de la pluie, du vent et de la neige. Aujourdhui, le temps était superbe. Seule ombre au tableau pour cette journée exceptionnelle, les feux de forêts. Ils sont loin d’ici, mais on les sent et on les respire. Une coureuse asthmatique a été sortie de la course par les docteurs.

Une lumière étrange, un brouillard acide baigne la vallée, il obscurcit le ciel et colore le soleil en orange. Une fine pluie de cendres tombe en après-midi, recouvrant tout le campement d’une poussière grise, me forçant à écrire ces lignes dans le van surchauffé des médias, auprès de 3 autres journalistes puants.